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Remise de « l’improbable » Légion d’Honneur à Marie-Monique Robin

Une cérémonie hautement symbolique, tel était le souhait de Marie-Monique Robin, réalisatrice du « Monde selon Monsanto », qui a choisi de se faire remettre la Légion d’Honneur par Dominique Meda, sociologue et philosophe engagée,  à… Notre-Dame-des-Landes. De ses mots « Si j’ai proposé à Dominique de me remettre la légion d’honneur à Notre Dame des Landes c’est parce que la lutte qui se déroule ici depuis de nombreuses années représente précisément le combat dont nous avons besoin. »

Marie-Monique a longuement réfléchi avant d’accepter cette haute distinction proposée par la Ministre Delphine Batho, mais dit s’être décidée car c’est « une manière d’affirmer publiquement la nécessité des lanceurs d’alerte et des empêcheurs-de-penser-et-d’agir-en-rond (…) Nous avons plus que jamais besoin de journalistes engagés, capables d’affronter les lobbys et les intérêts privés pour mettre la plume dans la plaie, ainsi que le disait Albert Londres ».

C’est donc au siège de l’ACIPA que s’est rendu Joël Labbé, samedi 8 juin, afin de participer à cet inattendu et joyeux événement, aux côtés de ses collègues élus écologistes Yannick Jadot et Ronan Dantec, loin des médias et dans le cadre insolite du hangar de la ferme « La Vache rit ». Après l’allocution émouvante de Dominique Meda et le discours de Marie-Monique Robin, il a pu prendre la parole à son tour pour féliciter son amie journaliste et rappeler les combats qui les lient, que ce soit pour une véritable transition du modèle agricole ou la sauvegarde du bocage de Notre-Dame-des-Landes.

Discours de Dominique Méda

Chère Marie–Monique, chers tous,

Nous sommes aujourd’hui rassemblés, famille, amis, admirateurs de Marie-Monique Robin, pour fêter tous ensemble la reconnaissance officielle qui est conférée à son œuvre et à sa personne par l’octroi de la légion d’honneur. Et je dois dire que je suis extrêmement fière que ce soit à moi qu’échoit la responsabilité d’expliquer pourquoi elle en est particulièrement digne.

C’est par là que je voudrais commencer, avant de revenir sur les raisons pour lesquelles, lorsque Marie-Monique m’a proposé, un soir de décembre, de lui remettre cette décoration ici, à Notre-Dame des Landes, j’ai tout de suite accepté.

Tu m’as raconté Marie Monique, combien les lieux et les proches qui ont abrité ton enfance avaient été déterminants pour ton œuvre : tu as grandi dans la ferme de tes parents, agriculteurs engagés et descendants d’une lignée d’amoureux de la terre depuis le 17ème siècle où tu as vu s’opérer la rationalisation de l’agriculture traditionnelle au cours de la Révolution verte. Ils t’ont transmis non seulement la passion de la terre mais aussi celle de l’engagement. Ils étaient membres de la Jeunesse Agricole Catholique ; tu mettras à ton tour ton désir de justice au service de plusieurs causes que tu défendras farouchement.

En 1985, à la fin de tes études de journaliste, tu pars au Nicaragua pour soutenir la révolution et tu produis, quelques années plus tard, un documentaire consacré à Cuba et plus particulièrement à la prévention du Sida, Sida et Révolution. Tu ne cesseras ensuite, dans les films et livres que tu as réalisés, en étroite association avec ton mari, de promouvoir les droits humains fondamentaux et – c’est là que ta personnalité se précise – de dénoncer tous ceux qui font obstacle à leur Promotion et leur épanouissement.

En 1995, tu présentes Voleurs d’yeux, la version courte de Voleurs d’organes, qui dénonce le vol d’organes sur des enfants en Colombie au profit d’hôpitaux nord-américains, et qui reçoit le prix Albert Londres, la distinction la plus haute de la profession. Déjà dans ce documentaire se mêlent les traits caractéristiques de ton œuvre : la révolte que t’inspirent les atteintes à l’intégrité des personnes guidées par la soif du profit ou l’idéologie ; la rigueur dans la construction de la preuve – sur quoi viendront chaque fois se briser les tentatives de remise en cause de tes démonstrations – ; la puissance rationnelle et émotionnelle de ta dénonciation des personnes ou des organisations qui contribuent à défaire les équilibres que les communautés humaines ou la nature ont souvent mis des siècles à construire patiemment.

En 2003, tu mets ton glaive – tu as fait tienne la devise d’Albert Londres : « porter la plume dans la plaie » – au service de la cause des disparus d’Argentine, en montrant comment des Français ont enseigné à la dictature argentine les techniques de la guerre moderne, non conventionnelle, expérimentées en Algérie. Le film, Escadrons de la mort, l’école française, démontre, grâce à l’obtention des témoignages bruts des principaux acteurs de ce drame, comment les militaires argentins ont été formés aux méthodes françaises de la torture et du renseignement et comment les « disparitions » ont été méthodiquement organisées. Tu prends des risques : tu te fais passer pour une jeune femme d’extrême droite, tu te jettes dans la gueule du loup…Le film provoque en Argentine une commotion nationale et permet l’ouverture de procès que l’on n’espérait plus. Les très nombreux articles consacrés à ce film le mettent bien en évidence : il a joué le rôle d’une véritable catharsis nationale, et a été l’instrument, comme l’étaient les pièces de théâtre dans la Grèce Antique, d’un retour sur soi, d’une mise à vif de l’abcès et d’une réconciliation nationale. Voici donc un autre trait majeur de ton œuvre : loin de se contenter d’offrir à nos sociétés un reflet plus ou moins fidèle, et plus ou moins complaisant, d’elles-mêmes, elle se place au service de l’expression de la vérité, elle vise à mettre au jour ce que l’on ne voulait pas voir, à le mettre sur la table et à permettre ainsi, pour tous ceux qui le souhaitent, d’alimenter la délibération publique, de conforter l’espace public tel qu’il a commencé à être envisagé au 18ème siècle : un espace de « publicité » où les citoyens bien informés peuvent participer à l’élaboration de la loi, et contribuer réellement, quotidiennement, patiemment au tissage, au maintien, au renforcement du lien qui les unit.

Tu me l’as dit, tu ne conçois ce métier de journaliste que comme la mise en œuvre permanente d’un idéal – ce que le métier est en soi, et ce qu’il devrait être mais qu’il est en réalité si peu : le quatrième pouvoir, cet indispensable pouvoir, sans lequel les trois autres ne peuvent pas subsister, ne peuvent que dysfonctionner. Une pièce maîtresse donc, de notre démocratie. Une condition sine qua non de sa permanence. Ta conception du métier est un véritable défi lancé à tous ceux qui, possesseurs d’une carte de presse et ayant embrassé cette profession, mettent celle-ci au service des intérêts particuliers et, ce faisant, contribuent à la défaite de la démocratie. Rien de plus édifiant à ce sujet que tes trois derniers films, qui forment à mes yeux une trilogie d’une incroyable force.

En 2008, tu réalises Le Monde selon Monsanto – De la dioxine aux OGM, une multinationale qui vous veut du bien, qui sera suivi en 2010 de Notre poison quotidien, puis en 2012 de Les Moissons du futur.  Je parle d’une trilogie parce que ces trois films reviennent, de manière obsédante, sur les mêmes questions lancinantes, qui sont aujourd’hui autant de défis auxquels sont confrontées nos sociétés : comment éviter la marchandisation complète du monde et la privatisation des droits fondamentaux tels le droit à l’alimentation ou le droit à cultiver ses terres. Comment s’opposer aux multinationales qui, sous couvert d’efficacité – elles seules seraient en mesure de nourrir les neuf milliards de femmes et d’hommes que comptera notre planète en 2050 -, imposent leurs méthodes, leurs produits aux effets inconnus, leurs semences brevetées aux agriculteurs du monde entier au nom de l’efficacité et sont en train de s’approprier le cœur de la vie – l’alimentation – pour en faire le nerf de leur guerre ?

Je parle d’une trilogie parce que, je ne sais si tu l’avais conçu ainsi, les trois films constituent un ensemble démonstratif très puissant, précisément capable de s’opposer – alors qu’à première vue on a plutôt l’impression de la lutte de David contre Goliath – à l’armada et à la débauche de moyens dont disposent ces firmes, guidées par le seul souci de court terme d’augmenter leur profit et de maximiser les quantités vendues sous prétexte de rendements plus élevés. Dans cette lutte à armes inégales, tu disposes d’atouts de taille : ta souplesse (tu sautes allègrement d’un point à l’autre du globe : il faut aller vérifier un point en Inde, allons y, chercher un document à l’autre bout de l’hémisphère, partons sans tarder, entendre un témoin éloigné, allons à sa recherche) ; ta rigueur : tu fabriques de longues chaînes de raisons à la Descartes, – tu n’es pas française pour rien -, et aucun maillon ne manque ; ton courage : tu t’attaques à des intérêts extrêmement puissants, mais rien ne t’arrêtes, alors même que tu sais très bien qu’avec les moyens dont elles disposent, les multinationales dont tu remets les comportements en cause peuvent non seulement s’attacher les services de cohortes d’avocats mais surtout – et c’est ce que tu montres magnifiquement – s’acheter les études et les experts qu’elles souhaitent et s’attacher la bienveillance des autorités de régulation. Ton opiniâtreté aussi, qui te pousse à chercher le moindre indice, à vérifier le moindre élément, à rechercher les témoins, tous ceux qui ont été écartés, tous ceux que, comme en Argentine, on a voulu empêcher de parler. Tu redonnes, grâce à ta ténacité, une voix, une visibilité à tous ceux que l’on avait fait taire, parfois en les tuant, comme en Argentine, d’autres fois en les licenciant, en les mettant à mort professionnellement. Tu fais preuve d’une infinie patience en allant rechercher tous ces témoins bâillonnés auquel tu redonnes tout à la fois la parole et leur dignité.

En leur donnant le moyen de reprendre la parole, en exerçant vraiment ce beau métier de journaliste, en rendant à celui-ci toutes ses lettres de noblesse, tu permets un double approfondissement démocratique : d’abord, je l’ai dit, en menant une enquête tellement précise, en amenant des informations qui étaient restées tellement cachées, en démontrant de manière tellement impeccable, que tu exerces pleinement ce quatrième pouvoir, que tu donnes à l’ensemble des citoyens les moyens de savoir et donc de choisir. Tu les rends ainsi pleinement et réellement citoyens. Tu leur rends leur pouvoir d’agir. Tu leur rends leurs droits à eux aussi, mutilés qu’ils étaient par des medias qui trop souvent ne songent qu’à remplir de mensonges notre temps de cerveau disponible. Mais tu ne t’arrêtes pas là. Tu accomplis une autre prouesse : tu rends les citoyens à leur tour en état de t’imiter, c’est-à-dire d’exercer eux-mêmes leur vigilance et de mener l’enquête par eux-mêmes, comme toi. Tu constitues et tu te mets d’ailleurs en scène comme un exemple. C’est ce que j’ai particulièrement admiré dans Le Monde selon Monsanto : toi, derrière ton ordinateur, montrant de la manière la plus simple comment, lorsque l’on veut, on peut. Comment chacun d’entre nous dispose de l’ensemble des moyens pour mener l’enquête. C’est à une véritable entreprise d’éducation, de paideia que tu nous a conviés avec Le Monde selon Monsanto. Tu es filmée à ton ordinateur et tu nous dis, nous sommes pareils, vous et moi. Regardez  comment je fais, regardez comme c’est facile, regardez comme vous pouvez le faire : je me pose une question, comme vous, et voilà ce que je fais, je clique, je fais des liens, j’ouvre des documents, je leur pose des questions, je tente de les faire parler. Certes parfois je me déplace, je vais vérifier. Et cela tu continueras à le faire pour nous. Mais ton message principal, me semble-t-il, c’est : le quatrième pouvoir, – en réalité le premier -, c’est VOUS. Prenez le, exercez le, faites valoir vos droits, soyez des citoyens pleinement engagés, saisissez vous de tout ce que les moyens modernes de communication vous permettent de faire, rendez vivante notre démocratie.

Pourquoi cette trilogie est-elle par ailleurs si puissante, outre le fait qu’elle donne à chacun d’entre nous les moyens et surtout l’envie de devenir un citoyen actif, un citoyen engagé, mais aussi un professionnel engagé (je pense à tous ces chercheurs évincés qui nous convainquent – si nous en avions encore besoin – qu’il n’est plus possible pour un chercheur, de ne pas être engagé, de ne pas choisir son camp) ? Parce que tu ne t’arrêtes pas à la dénonciation. Tu ne te contentes pas de montrer la logique mortifère qui anime souvent ceux qui disent qu’ils nous veulent du bien. Tu nous montres, tu nous démontres qu’un autre monde est possible, qu’il existe d’autres branches de l’alternative, et, que, de surcroît, ces alternatives, loin de constituer un retour en arrière, une vision étriquée de la condition humaine et du progrès, un rétrécissement de nos aspirations, sont à la fois les plus rationnelles (oui, on peut nourrir neuf milliards d’habitants sans les faire périr d’ingestions massives de pesticides et d’OGM) mais aussi les plus sensuelles, les plus riches en émotions, les plus désirables, les moins desséchantes, celles qui nous permettent, en satisfaisant nos besoins fondamentaux – dont le premier d’entre eux, se nourrir – de prendre soin de la nature, de nos sociétés, et des liens qui les unissent.

Ton intérêt pour l’agro-écologie et pour les méthodes agricoles traditionnelles perçait déjà dans le Monde selon Monsanto. On y voyait déjà ces mexicains et ces indiens obligés d’abandonner leurs méthodes traditionnelles pour succomber aux mirages des propagandistes de la Révolution verte. Les alternatives étaient encore plus présentes dans Notre poison quotidien. Il n’est plus question que d’elles dans Les Moissons du futur, film gorgé de sensualité qui s’ouvre sur un magnifique d’un champ de maïs doré, sous les feuilles desquels se déploient de larges plantes conservant l’humidité et une énorme citrouille rebondie, dont la coexistence tranquille a pour nom la milpa. Tu nous montres pourquoi cela vaut le coup que nous nous battions pour ce monde, qui n’est ni complètement le monde ancien, même s’il renoue avec ce que les traditions avaient de meilleur, ni le monde moderne, même s’il en garde aussi le meilleur. Ce que tu nous proposes, dans cette réflexion très philosophique sur ce que nos manières d’organiser notre alimentation révèlent de nos rapports à la nature, c’est une voie qui prendrait pleinement en considération la nécessité de nourrir une population de plus en plus nombreuse tout en ayant renoncé à ce que les méthodes modernes ont eu d’excessif.

Tu nous proposes un autre modèle qui vise à concilier qualité et quantité et qui renoue à la fois avec les intuitions d’un Aldo Leopold qui écrivait dans son Almanach d’un comté des sables :  « le kilo, le quintal et la tonne ne sont pas l’unique mesure de la valeur nutritive des récoltes : les produits issus d’un sol fertile peuvent être supérieurs, d’un point de vue qualitatif aussi bien que quantitatif » et plus récemment avec les démonstrations d’un Jean Gadrey qui, dans Adieu à la croissance,nous enjoint de substituer à la poursuite effrénée et exclusive de gains de productivité (qui contribuent largement, nous le savons désormais, à la destruction du sens du travail) la recherche raisonnée de gains de qualité et de durabilité. Un autre modèle, un changement de civilisation, une bifurcation, voilà ce dont ces auteurs, mais aussi toi, moi, nous tous ici réunis, souhaitons l’avènement et connaissons l’urgence.

Et c’est bien pour cela que nous sommes réunis ici. Soyons clairs. En venant ici, nous ne souhaitions en aucune manière provoquer ou narguer, bien au contraire. Nous souhaitions consacrer à ce lieu, aux évènements qui s’y sont déroulés, aux aspirations contradictoires qui s’y sont exprimées, la réflexion qui convient. Nous souhaitions profiter de la pause qui a été accordée par les récents rapports publics pour tenter de comprendre la signification de ces conflits, pour leur conférer le sens qui convient. Nous sommes persuadées qu’il s’agit d’un moment et d’un lieu hautement symboliques, lourds de significations. Il s’agit peut-être d’un point central dans l’histoire de notre pays, et qui sait, dans celle du monde. Un point dans le temps et dans l’espace d’où pourrait s’organiser, où s’organise peut-être déjà en ce moment, sous nos yeux, avec nous, grâce à vous, la bifurcation tranquille que nous appelons de nos vœux. Cette bifurcation dont nous savons que si elle ne commence pas ici et maintenant, il sera trop tard, comme lorsqu’il s’agit de modifier la trajectoire d’un grand cargo très lourd dont on doit organiser les mouvements et les réactions à l’avance.

Si nous sommes ici aujourd’hui, tous calmement rassemblés, c’est parce que nous pensons que nous devons sortir du raisonnement séquentiel dans lequel nos sociétés sont restées enfermées : les pays occidentaux, et particulièrement certains pays européens dont la France, sont confrontés à une crise économique et sociale d’une extrême gravité. Pour sortir de cette crise, des prières montent vers le ciel : Donnez nous, s’il vous plait, encore une fois, quelques points de croissance. Et ensuite, c’est promis, nous accorderons l’importance qui convient à la crise écologique dont nous percevons bien l’extension mais qui ne peut être résolue qu’après. Ce que nous voulons dire aujourd’hui par notre présence, c’est que c’est peut-être ici et maintenant que nous avons la possibilité, l’occasion, kairos disaient les grecs (le moment qu’il faut saisir), d’engager le grand rebroussement dialectique qui nous permettra de résoudre à la fois la crise économique et sociale et la crise écologique, qui nous donnera la possibilité d’arrêter de remettre tous les jours au lendemain ce que nous pouvons faire le jour même, qui nous autorisera à sortir de cette cage d’airain de la consommation et de la production dont le grand sociologue Max Weber avait compris la logique dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme.

Ce qu’ont refusé ici des collectifs très différents, collectifs d’élus, de paysans, de pilotes, d’avocats, d’habitants, c’est le caractère excessif, disproportionné, pervers de la logique qui s’est développée depuis le 18ème siècle dans le monde occidental et qui a fait des quantités produites, du rendement à tout prix et de la maximisation du profit le critère de réussite d’une société. Ce que soutiennent les collectifs opposés à une certaine conception du développement économique – celle là même qui conduit à la financiarisation du monde et à ses désastres – c’est qu’il faut retrouver le sens de la mesure, de la limite, de la proportionnalité des moyens aux fins poursuivies. Mais aussi qu’il est grand temps aujourd’hui, même si d’autres pays semblent emportés dans la folie du développement à tout prix, – ce pseudo développement qui met en coupe réglée la nature, les humains et tout ce à quoi nous tenons – de faire une pause et de considérer les menaces qui s’accumulent : de prendre au sérieux les rapports du GIEC ; les travaux des scientifiques qui crient dans le désert ; les articles de plus en plus inquiétants des chercheurs (je pense à l’article publié par la revue Nature en juin dernier, par 22 scientifiques qui écrivent que nous sommes en train de franchir des seuils critiques et que « désormais les humains dominent la Terre et la modifient selon des modalités qui menacent sa capacité à nous supporter, nous et les autres espèces ») ; les avis de la Commission Stiglitz qui, dans la suite des critiques développées par l’école française des nouveaux indicateurs de richesse dans les années 90, a reconnu officiellement, que le PIB était un indicateur pervers, qui nous menait dans le mur et que nous devions d’urgence changer d’indicateurs et de boussoles. Quand tirerons-nous toutes les conséquences de ces rapports et des signaux de plus en plus nombreux qu’envoient tous ces lanceurs d’alerte ? Quand serons-nous capables d’opérer la véritable conversion qui convient à notre temps, de redéfinir le progrès, de changer d’indicateurs, et de mettre au cœur de nos efforts et de nos représentations ce qui compte vraiment, ce à quoi nous tenons le plus ? Quand serons-nous capables comme l’écrivait Bertrand de Jouvenel dès 1957 dans des textes d’une incroyable actualité, de devenir les jardiniers de la Terre ?

En nous arrêtant ici aujourd’hui, si nombreux, après les chaînes humaines et les appels à un changement de modèle de tant d’autres citoyens, nous tentons, à notre modeste niveau, de contribuer à l’engagement de notre pays dans la Grande bifurcation. Et si nous le faisons seuls, si nous le faisons les premiers, c’est peut-être que nous aurons été capables, une nouvelle fois, de montrer l’exemple au reste du monde, de mettre en évidence que l’on peut prévenir l’avènement des catastrophes, et que la raison peut triompher. Non pas la raison calculante et desséchante dont Horkheimer et Adorno avait montré l’extension et la contribution à l’avènement de la barbarie mais la raison sensible, cette raison qui n’envisage pas l’homme comme transcendant la Nature mais comme faisant partie d’elle, cette raison incarnée, vivante, joyeuse. Cette raison, chère Marie Monique dont tes films et tes livres font l’apologie. Cette raison dont les philosophes des Lumières avaient fait leur emblème et que tu contribues à défendre, comme le mot d’ordre de l’époque : Sapere Aude, Ose savoir. Pour  tout cela, chère Marie-Monique, nous voulons te remercier.

Discours de Marie-Monique Robin

Merci, Dominique, d’avoir accepté de m’accompagner pour cette improbable remise de légion d’honneur. Je dis « improbable », parce que j’ai été très surprise de découvrir début janvier dans le Journal Officiel que Delphine Batho, ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie m’avait proposée pour être nommée chevalier de la légion d’honneur. Je dois reconnaître que ma première réaction a été de refuser cet insigne de la République institué par Napoléon. Plusieurs amis proches, mais aussi des représentants de ARTE et des Editions La Découverte, avec qui je travaille depuis des années, m’ont recommandé de l’accepter, en soulignant que recevoir la médaille c’était une manière d’honorer tous ceux et celles dont j’ai illustré les causes en « 28 ans de service », pour reprendre l’expression utilisée dans le décret présidentiel : les enfants victimes du trafic d’organes, les agriculteurs suicidés par l’agro-industrie, Paul Jacquin, l’instituteur tué par la rumeur, et Paul François, le paysan malade de Monsanto ; les disparus d’Argentine, les femmes battues, les enfants des rues de Bogota, les victimes de la pollution industrielle au Pérou,  et tous ceux et celles  qui oeuvrent aux quatre coins du monde pour qu’enfin triomphent les moissons du futur.

Accepter la médaille républicaine c’était aussi une manière d’affirmer publiquement la nécessité des lanceurs d’alerte et des empêcheurs-de-penser-et-d’agir-en-rond qui, en France et partout dans le monde,  dénoncent les tromperies admises comme des vérités, et démasquent les conflits d’intérêts et les arbitrages en faveur des puissants. C’était revendiquer haut et fort la mission de la presse – je dis bien « mission »- dont on oublie trop souvent qu’elle constitue le quatrième pouvoir et qu’à ce titre, à l’instar des trois premiers pouvoirs, elle est censée œuvrer pour l’intérêt général. Accepter l’insigne de la République c’était donc rappeler que nous avons besoin plus que jamais de journalistes engagés, capables d’affronter les lobbys et les intérêts privés pour « mettre la plume  dans la plaie », ainsi que le disait Albert Londres, le père du journalisme d’investigation, dont l’œuvre m’inspire jour après jour.

Or, aujourd’hui, les « plaies » dans lesquelles les journalistes peuvent et doivent porter leur plume ou leur caméra  sont multiples, comme sont multiples les facettes de la « crise » dans laquelle le monde semble irrémédiablement s’enfoncer. Je veux parler de la crise du climat, qui est déjà largement à l’œuvre, comme j’ai pu le constater au Malawi ou au Mexique. Faut-il rappeler que les émissions de CO2 n’ont jamais augmenté aussi vite qu’au cours de la dernière décennie : 3 % par an en moyenne, soit trois fois plus que lors de la décennie précédente. Nous sommes sur la trajectoire des pires scénarios imaginés par le  GIEC, le groupement interministériel sur l’évolution du climat. Dans un avenir de plus en plus proche, le réchauffement climatique affectera durablement la production alimentaire, tandis que le nombre des réfugiés climatiques ne cessera d’augmenter.

Je veux parler  aussi de la crise de l’énergie, de l’extinction annoncée des énergies fossiles, mais aussi  des minerais et des terres rares, sans lesquels la production de la plupart de nos équipements et biens de consommation s’effondrera ; je veux parler de la crise  de la biodiversité – les experts évoquent la sixième extinction des espèces -, mais aussi de la crise alimentaire –près d’un milliard de personnes souffrent de la faim- , de la crise sanitaire – les millions de malades et de morts dus à la pollution chimique -, de la crise  financière, économique et sociale, qui entraîne une augmentation du chômage, de la pauvreté et des inégalités toujours plus criantes. Tous ces dérèglements majeurs, dont tout indique qu’ils vont s’accélérer, en provoquant des dégâts humains et matériels considérables, sont le résultat d’un système  économique capitaliste, fondé sur la recherche illimitée du profit. Cette véritable machine à broyer  repose sur un modèle de développement qui s’avère aujourd’hui mortifère et suicidaire pour la planète et l’humanité qui l’habite :  celui de la croissance illimitée, sous-entendu du produit intérieur brut, le fameux « PIB ». Comme l’écrit Dominique Méda dans un livre pionnier, intitulé  Au-delà du PIB, Pour une autre mesure de la richesse, « la croissance est devenue le veau d’or moderne, la formule magique qui permet de faire l’économie de la discussion et du raisonnement ». Pas un jour où on n’entende, en effet,  les hommes et femmes politiques qui dirigent notre pays, avec en tête le président de la République François Hollande et son premier  ministre Jean-Marc Ayrault, invoquer le « retour de la croissance » pour résoudre la « crise ». Pourtant, des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour dire que la « croissance » n’est pas la solution mais justement le problème, et qu’il est urgent de changer de paradigme, sous peine d’être confrontés, dans un avenir proche, à un « chaos ingérable », comme l’ écrivent les experts du centre de prospection de l’armée allemande dans un rapport qui a fuité. « Changer de paradigme » cela veut dire revoir de fond en comble notre logiciel économique mais aussi notre mode de vie. Pour cela, il est nécessaire de lancer un vaste débat démocratique, dans tous les villages et villes de France et de Navarre, qui permette de lancer un signal fort à ceux et celles que nous avons élus et qui trop souvent ne voient pas plus loin que le bout de leur mandat et manquent cruellement de courage politique.   L’indispensable transition vers une société post-croissance, qui seule permettra de relever les nombreux défis qui nous attendent,  ne pourra se faire sans l’engagement de tous les citoyens et citoyennes, capables de se poser – enfin !- les bonnes questions :

  • qu’est ce que la richesse ?
  • de quel développement avons-nous besoin ?
  • quelle société voulons-nous et devons nous construire, avec quelles valeurs, quelles règles du jeu ?- pour que nos enfants et petits-enfants puissent continuer à vivre sur la planète bleue ?

Une chose est sûre : nous n’avons plus le temps d’attendre. Nous sommes à la croisée des chemins : soit nous sommes capables d’anticiper, en dessinant ensemble un autre modèle de développement ; soit nous continuons sur la même (fausse) route – « business as usual »- et , comme me l’a dit Olivier de Schutter, le rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation, nous devrons subir les perturbations violentes que nous réserve l’avenir.

En ces moments cruciaux, nous avons besoin de symboles et d’éclaireurs qui catalysent les énergies et montrent la voie. Nous avons besoin de laboratoires et d’expériences qui encouragent la réflexion, libèrent la créativité et nous aident à nous débarrasser du prêt-à-penser et des préjugés. Nous avons besoin d’hommes et de femmes qui disent « stop ! Que faisons-nous, où allons-nous ? »

Si j’ai proposé à Dominique de me remettre la légion d’honneur à Notre Dame des Landes c’est parce que la lutte qui se déroule ici depuis de nombreuses années représente précisément le combat dont nous avons besoin. Je n’entrerai pas dans les détails techniques d’un dossier mal ficelé, pour m’attacher aux symboles qu’incarne la résistance au projet d’aéroport. Car, comme je l’ai dit, nous avons besoin de symboles.

Le premier symbole c’est qu’il s’agit d’un projet d’équipement qui date des années 1960. Les fameuses « Trente Glorieuses » où l’on pensait que nous pourrions indéfiniment puiser dans les ressources de la planète sans jamais rendre de compte. L’époque où la machine à fabriquer du PIB tournait à plein, coûte que coûte… Cette époque est révolue, et nous voulons des projets qui correspondent aux exigences de notre temps, celui de la raréfaction des ressources et des inégalités croissantes.

Le deuxième symbole c’est qu’il s’agit d’un projet d’aéroport. Or, nous avons assez d’aéroports, car, contrairement à ce que les promoteurs de ce projet prétendent, l’aviation civile n’a pas de beaux jours devant elle. Quand le prix des énergies fossiles aura atteint des sommets, nous ne pourrons plus prendre l’avion, comme nous le faisons aujourd’hui. Faire croire aux Français que le trafic aérien va continuer d’augmenter de manière continue est un message irresponsable !

Le troisième symbole c’est que ce projet va détruire 2000 hectares de terres agricoles, dans une zone humide comprenant une grande biodiversité.  Or, s’il est un domaine où nous devons de toute urgence revoir notre copie, c’est bien celui de la production agricole. Nos ministres de l’agriculture se plaisent à répéter que « la France est un grand pays agricole ». Certes, nous exportons des millions de tonnes de blé de mauvaise qualité, à bas prix, grâce au jeu pervers des subventions, ou des tonnes de poulets bas de gamme, qui condamnent à la faillite les paysans africains. Mais l’agriculture française est un colosse au pied d’argile, car elle est déficitaire dans de nombreuses productions, comme celle des protéines végétales. Pour nourrir les poules, les vaches et les cochons de nos élevages industriels, nous dépendons du soja transgénique argentin et donc du pétrole nécessaire à son acheminement vers les ports bretons! D’une manière générale, l’agriculture industrielle dépend des énergies fossiles, indispensables à la fabrication de pesticides et d’engrais chimiques. Indispensables aussi à l’approvisionnement des villes, dont l’autonomie alimentaire est estimée à deux jours. Si nous voulons être autonomes du point de vue alimentaire et développer une agriculture capable de résister aux effets du changement climatique, il nous faut de toute urgence protéger nos terres agricoles, en cessant de les bétonner et en les arrachant des mains des spéculateurs. Une fois que le projet d’aéroport sera définitivement enterré, pourquoi ne pas faire de Notre Dame des Landes l’avant-garde d ‘un autre modèle agricole, fondé sur l’agro-écologie , la vente de proximité et les circuits courts ?

En attendant,  et pour finir, je voudrais remercier, tous ceux et celles qui jour après jour mènent la résistance à ce projet somme toute très ringard ! Merci à Sylvain et Brigitte Fresneau qui nous accueillent aujourd’hui ; merci aussi à Marcel et Sylvie Thébault, aux paysans engagés dans le COPAIN 44, le Collectif des organisations professionnelles agricoles indignées par le projet d’aéroport, ou dans l’ADECA, l’Association des exploitants concernés par l’aéroport, merci à l’ACIPA, l’Association Citoyenne Intercommunale des Populations concernées par le projet d’Aéroport de Notre Dame des Landes, merci aux paysans qui sont venus avec leurs tracteurs pour protéger la ferme de Bellevue de la destruction ; merci à tous les membres des comités de soutien qui se sont créés partout en France. Merci, à tous les zadistes, à qui je tire mon chapeau, car j’imagine qu’il ne fut pas facile de passer l’hiver dans des conditions aussi rudes que précaires. Leur présence illégale est légitime, et je suis sûre que l’histoire leur donnera raison. Je salue leur persévérance et leur dévouement pour une cause qui devrait tous nous inspirer pour construire la société post-croissance dont nous avons besoin. Je remercie, enfin, Delphine Batho, qui en me faisant un cadeau empoisonné m’a permis de réaffirmer les valeurs que devrait incarner l’insigne que je viens de recevoir : l’engagement pour le bien commun et l’intérêt général !

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