« La question des dommages causés à l’environnement et de la réparation du préjudice qui en est la conséquence est fondamentale. »
J’ai écouté avec beaucoup d’intérêt les propos de Mme le garde des sceaux, comme toujours intarissable ! (Sourires.)
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. Mais toujours intéressante !
M. Joël Labbé. Je voudrais simplement apporter une petite nuance au sujet de la balance entre l’homme et la nature. En réalité, le problème ne se pose pas en termes de choix – vous semblez d’ailleurs en être d’accord, madame la ministre – tant les interactions sont indissociables.
La biodiversité constitue le tissu vivant de la planète, avec deux dimensions inséparables : d’une part, la richesse des formes du vivant et, d’autre part, la complexité et l’organisation des interactions entre toutes les espèces ainsi qu’entre ces dernières et leurs milieux naturels.
La « perte de nature » et les dégâts causés aux écosystèmes risquent d’être irréversibles. Puisque tout doit être quantifié à l’heure actuelle, relevons que, aujourd’hui, la nature rend gratuitement un nombre considérable de services : pollinisation, épuration, paysages, protection contre de nombreux risques… À cet égard, 40 % de l’économie mondiale repose sur ces services, dont hélas ! 60 % sont en déclin.
Ce jour, nous avons enfin l’occasion de débattre, au sein de notre assemblée, de la valeur de la nature en tant que telle et des bénéfices qu’elle apporte, et de considérer la nature autrement que comme une somme d’espaces à maîtriser.
La question des dommages causés à l’environnement et de la réparation du préjudice qui en est la conséquence est donc fondamentale.
Les membres du groupe écologiste tiennent à saluer l’initiative de notre collègue Bruno Retailleau, dont la proposition de loi fait suite aux contentieux soulevés lors du procès de l’Erika.
Dans cette affaire, la Cour de cassation a reconnu le dommage écologique et a créé la notion jurisprudentielle de« préjudice écologique », afin que ce dernier soit réparé au bénéfice de certaines parties civiles, et ce en parallèle de la reconnaissance classique des préjudices matériels et moraux.
La présente proposition de loi est fondée sur ce jugement. Ses auteurs proposent d’inscrire le préjudice écologique dans le code civil et de le définir comme un préjudice autonome qui implique une réparation.
À ce jour, le texte de référence est la directive 2004/35/CE du 21 avril 2004 sur la responsabilité environnementale en ce qui concerne la prévention et la réparation des dommages environnementaux. Il est applicable à l’égard de tous les dommages écologiques survenus à partir du 1er mai 2007 ou dont les causes se poursuivent après cette date. Cette directive organise à la fois la prévention accrue et la réparation entière du dommage environnemental, mais ses domaines d’application sont très limités.
La proposition de loi que nous examinons est donc une initiative fort intéressante sur le fond, d’autant que la commission des lois l’a déjà améliorée. En effet, le principe d’une indemnisation d’un préjudice écologique prioritairement en nature, par la remise en l’état initial du milieu affecté, est posé. Pour nous écologistes, il est essentiel, la réparation pécuniaire ne devant intervenir que si la remise en l’état s’avère techniquement impossible.
Pour autant, ce texte n’est qu’un premier pas. De nombreuses questions demeurent en suspens. Comment évaluer le préjudice écologique ? Sur quels fondements juridiques ? Quels sont les titulaires de ce droit à réparation susceptibles de s’en prévaloir ? Comment organiser la réparation ?
Madame le garde des sceaux, vous avez évoqué le fameux groupe de travail interministériel portant sur ces enjeux. Sa tâche est particulièrement nécessaire. Bien sûr, nous le soutenons et nous attendons que tous les acteurs concernés puissent y prendre part. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de ne pas déposer d’amendements à cette étape de la discussion.
Le préjudice écologique doit bien s’entendre comme étant la perte ou la dégradation de la biodiversité, des fonctionnalités écologiques et des biens et services – ils sont nombreux – qu’en tire la société, de façon directe et indirecte.
Certes, il y a les pollutions accidentelles spectaculaires, en particulier du littoral, dont les conséquences sont visibles. Je citerai les naufrages de l’Amoco Cadiz, du Torrey Canyon, de l’Erika plus récemment, qui ont définitivement marqué nos littoraux et nos mémoires.
M. Bruno Retailleau. Absolument !
M. Joël Labbé. Il en est d’autres beaucoup plus insidieuses, parce que leur effet est différé.
Prenons l’exemple du chlordécone. Il est vrai que les dommages écologiques sont survenus avant le 1er mai 2007, mais la Guadeloupe va devoir supporter fort longtemps– plusieurs générations – les conséquences de l’utilisation de ce produit sur la nature, la biodiversité, la santé, l’économie, l’emploi.
De nombreux Antillais considèrent que cette question constitue un scandale d’État. En effet, si les États-Unis ont stoppé l’utilisation de ce produit dès 1976 et ainsi reconnu son danger, la France a continué à l’utiliser jusqu’en 1990 et les outre-mer ont« bénéficié », si je puis dire, de mesures dérogatoires pour poursuivre son utilisation jusqu’en 1993.
Par ailleurs, alors que l’Union européenne a interdit l’épandage aérien de pesticides par une directive de 2009, la Guadeloupe vient encore de « bénéficier » d’une dérogation d’un an à compter du 29 avril dernier par un arrêté préfectoral. Pourtant, le 10 décembre 2012, le tribunal administratif de Basse-Terre a rendu un jugement annulant les dérogations des mois de juillet et d’octobre 2012, considérant que « le préfet de Guadeloupe a insuffisamment évalué la situation et méconnu l’étendue des pouvoirs que lui confère le code rural dans l’intérêt de la santé publique et de la protection de l’environnement ».
Derrière ces dommages causés à la nature, à l’homme, à la biodiversité, à l’emploi, à l’économie, c’est la responsabilité de l’État qui est bien sûr engagée.
La mission commune d’information sur les pesticides et leur impact sur la santé et l’environnement menée l’année dernière par le Sénat, dont le rapporteur était notre collègue Nicole Bonnefoy, nous a suffisamment éclairés pour que nous dénoncions avec force de telles pratiques.
Madame le garde des sceaux, vous avez souligné tout à l’heure que le groupe de travail ferait son miel de nos contributions. Votre remarque me conduit tout naturellement à évoquer les abeilles : qui dédommagera des préjudices qui leur ont été causés par l’utilisation de pesticides ?
Par ailleurs, dans le domaine de la réhabilitation de la qualité de l’eau, qui doit payer le coût de dépollution à la suite du recours aux pesticides ?
Toutes ces observations témoignent de l’importance du travail que compte entreprendre le Gouvernement, mais de l’importance aussi de nos attentes, comme de celles de la société tout entière.
C’est pourquoi nous voterons en faveur de cette proposition de loi, qui constitue, selon nous, une première étape sur le bon chemin. (Applaudissements.)