PROPOSITION DE LOI relative à la création d’un dispositif de suspension de détention provisoire pour motif d’ordre médical
Enregistré à la Présidence du Sénat le 16 décembre 2013
Présentée par Mmes Hélène LIPIETZ et Aline ARCHIMBAUD, Leila AÏCHI, Kalliopi ANGO ELA, Esther BENBASSA, Marie-Christine BLANDIN, Corinne BOUCHOUX, MM. Ronan DANTEC, Jean DESESSARD, André GATTOLIN, Joël LABBÉ et Jean-Vincent PLACÉ,
(Envoyée à la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d’administration générale, sous réserve de la constitution éventuelle d’une commission spéciale dans les conditions prévues par le Règlement.)
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
« Il n’est pas digne de mourir en prison ». Tels sont les termes péremptoires employés dans un rapport déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale le 28 juin 2000 et connu pour avoir qualifié les établissements pénitentiaires français de « honte » de la République. En effet, ce rapport constatait déjà que le maintien en détention des détenus gravement malades ou âgés posait problème au regard de l’exigence de respect de la dignité des personnes incarcérées.
1. Les exigences européennes
L’établissement pénitentiaire est le lieu d’exécution de la détention provisoire et de la peine privative de liberté. Il n’est en aucun cas un lieu de soin. Aussi la capacité de tout individu concerné à supporter physiquement l’incarcération devrait être une condition impérative et préalable à toute forme d’enfermement. L’article D. 189 du code de procédure pénale dispose qu’« à l’égard de toutes les personnes qui lui sont confiées par l’autorité judiciaire, à quelque titre que ce soit, le service public pénitentiaire assure le respect de la dignité inhérente à la personne humaine (…). » En outre, la Cour européenne des droits de l’Homme, dans un arrêt Kudla c/Pologne, en date du 26 octobre 2000, affirme à cet égard, sur le fondement de l’article 3, que la Convention « impose à l’État de s’assurer : que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine ; que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention ; et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate »1(*). En ce sens, le Conseil de l’Europe a également considéré, dans une recommandation relative à la pratique médicale en milieu pénitentiaire, que dans les hypothèses les plus graves, « la possibilité d’accorder la grâce ou la libération anticipée pour des raisons médicales devrait être examinée »2(*).
En effet, les États qui maintiennent en détention des personnes dont l’état de santé ne leur permet pas d’exécuter leur détention dans des conditions dignes pourront se voir opposer un constat de violation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, sur le fondement des dispositions de l’article 3 qui prohibe les peines et traitements inhumains ou dégradants ; ou sur le fondement de l’article 2 qui protège le droit à la vie lorsque la personne incarcérée est décédée en détention.
À titre d’exemple, la France s’est vu imputer une violation de l’article 3 de la Convention dans un arrêt Mouisel c/France, en date du 14 novembre 2002, dans lequel il est affirmé que « si l’on ne peut en déduire une obligation générale de libérer un détenu pour motifs de santé, l’article 3 de la Convention impose en tout cas à l’État de protéger l’intégrité physique des personnes privées de liberté notamment par l’administration des soins médicaux requis (…) 3(*) »
En définitive, la Cour a considéré que « les autorités nationales (n’avaient) pas assuré une prise en charge de l’état de santé du requérant lui permettant d’éviter des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Son maintien en détention, surtout à partir du mois de juin 2000, (avait) porté atteinte à sa dignité. Il (avait) constitué une épreuve particulièrement pénible et causé une souffrance allant au-delà de celle que comportent inévitablement une peine d’emprisonnement et un traitement anticancéreux. La Cour conclut en l’espèce à un traitement inhumain et dégradant en raison du maintien en détention dans les conditions examinées ci-devant.4(*) »
2. Le dispositif existant en matière de suspension de peine
Au regard des exigences européennes précitées, il est apparu que le dispositif juridique de droit interne permettant des remises en liberté pour raison médicale était très lacunaire, comme le révèlent les deux rapports parlementaires publiés en 2000, à la suite de la parution du livre polémique de Dominique Vasseur5(*), médecin chef à la prison de la Santé. Le rapport de l’Assemblée nationale indique, à cet égard, qu’il semblait « nécessaire de revoir les procédures de grâce médicale [octroyées de manière trop parcimonieuse] ; rien ne (justifiant) que cette décision relève encore (…) du Président de la République. La procédure (aurait du) relever du juge de l’application des peines qui pourrait, pour prendre sa décision, s’appuyer sur des expertises médicales établissant que le détenu est atteint d’une maladie mettant en jeu le pronostic vital.»
Outre la libération conditionnelle médicale, et la suspension ou le fractionnement de la peine prévu par l’article 720-1 du code de procédure pénale (réservé aux hypothèses de fin de peine), il est apparu indispensable de prévoir un mécanisme effectif permettant une suspension de l’incarcération, en toute hypothèse, dès lors que l’état de santé de la personne détenue était ou devenait incompatible avec la détention. Cette volonté s’est matérialisée par l’adoption de la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé. Un article 720-1-1 a été inséré dans le code de procédure pénale et prévoit que « sauf s’il existe un risque grave de renouvellement de l’infraction, la suspension peut également être ordonnée, quelle que soit la nature de la peine ou la durée de la peine restant à subir, et pour une durée qui n’a pas à être déterminée ; pour les condamnés dont il est établi qu’ils sont atteints d’une pathologie engageant le pronostic vital ou que leur état de santé est durablement incompatible avec le maintien en détention, hors les cas des personnes détenues en établissement de santé pour troubles mentaux ». La chambre criminelle de la Cour de cassation a, par ailleurs, précisé que le pronostic vital de la personne incarcérée devait être engagé « à court terme »6(*). Le juge de l’application des peines et le tribunal de l’application des peines sont compétents en la matière.
Il a pu être considéré que cette procédure se justifie largement au plan éthique dans la mesure où la poursuite de l’enfermement d’une personne gravement malade ou mourante est contraire au principe de dignité humaine7(*). La Cour européenne des droits de l’Homme a d’ailleurs entériné ce mécanisme en admettant que « les dispositifs procéduraux instaurés par les lois des 15 juin 2000 et 4 mars 2002, en ce qu’ils mettent en place des recours qui permettent, en cas de dégradation importante de l’état de santé d’un détenu, de demander à bref délai sa libération et qui suppléent le recours en grâce médicale réservé au Président de la République, peuvent être susceptibles de constituer des garanties pour assurer la protection de la santé et du bien-être des prisonniers que les États doivent concilier avec les exigences légitimes de la peine privative de liberté » 8(*). Il est à souligner que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme vise les « personnes détenues » ou les « prisonniers » sans distinction. Ces termes recouvrent indifféremment la situation des personnes placées en détention provisoire et des condamnés. Pourtant, le droit français maintient une inégalité de traitement certaine au détriment des personnes en détention provisoire qui ne bénéficient pas d’un tel recours.
Il a pu être considéré que le « seul avantage évident » de l’article 720-1-1 est l’absence de condition de délai pour l’octroi de cette mesure qui peut être ordonnée à tout moment, y compris pendant la période de sûreté.9(*) Aussi cette procédure opère une distinction nette entre l’état de santé de la personne détenue et tout critère de gravité de l’infraction ou de « dangerosité » ; bien que la réforme du 12 décembre 2005 instaurant une limite en cas de « risque grave de renouvellement de l’infraction » soit à déplorer. En ce sens, la chambre criminelle de la Cour de cassation considère que l’article 720-1-1 « ne fixe aucune condition tenant à la nature des infractions sanctionnées ou à l’existence d’un risque de trouble à l’ordre public. »10(*) De plus, la même chambre a considéré que la suspension de peine peut être accordée à un condamné libre, les dispositions légales applicables n’imposant aucune exigence de commencement d’exécution de la peine en établissement pénitentiaire.11(*) L’unique critère de l’octroi de la mesure prévue par l’article 720-1-1 du code de procédure pénale est la concordance de deux expertises médicales12(*) qui concluraient à l’incompatibilité de l’état de santé de la personne concernée avec les conditions de détention ou encore au constat d’un pronostic vital engagé. Les praticiens relèvent cependant des « difficultés d’ordre organisationnelle ». En effet, le médecin expert n’a pas accès au dossier médical de la personne détenue sans accord éclairé de cette dernière. Si l’expert ne consulte pas le dossier médical, il sera contraint de conclure en l’état.13(*) Cependant, l’article 79 de la loi pénitentiaire n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 a intégré au dispositif une avancée certaine en prévoyant, « en cas d’urgence, quand le pronostic vital est engagé, (que) la suspension peut être ordonnée au vu d’un certificat médical établi par le médecin responsable de la structure sanitaire dans laquelle est pris en charge le détenu ou son remplaçant. » La mission d’expertise du médecin est très précise : « décrire les incapacités résultant de déficiences physiologiques ; dire si les ressources mises en place en détention permettent au patient de combler cette incapacité ou si la personne se trouve dans une situation de handicap qui porte atteinte à sa dignité et incompatible avec son maintien en détention. »14(*) Le système semble donc parfaitement cohérent : il s’agit de déterminer l’aptitude physique des individus concernés à être incarcérés. Comment peut-on expliquer l’omission totale de la détention provisoire du dispositif ?
3. L’absence de tout dispositif équivalent en matière de détention provisoire
La détention, aussi provisoire soit-elle, ne constitue pas moins une soumission de la personne mise en examen à la pénibilité des conditions d’une incarcération en maison d’arrêt15(*). Aussi, les mêmes motifs, résultant notamment des exigences européennes de dignité des personnes détenues, invoqués au soutien de la création de la suspension de peine pour raison médicale, justifient à eux seuls la grande nécessité d’une réforme des dispositions légales relatives à l’exécution de la détention provisoire. Il est impératif que les personnes détenues, avant tout jugement, et dès lors, présumées innocentes, bénéficient d’une procédure rapide et efficace, lorsque leur état de santé est incompatible avec la détention. Elles doivent pouvoir en bénéficier, au même titre que les personnes condamnées, pour ne pas dire à plus juste titre.
Au regard du droit positif, la seule procédure ouverte à une personne en détention provisoire est la demande de mise en liberté prévue à l’article 148-1 du code de procédure pénale et qui dispose que « la mise en liberté peut aussi être demandée en tout état de cause par toute personne mise en examen, tout prévenu ou accusé, et en toute période de la procédure. » De plus, la procédure de référé-liberté prévue par l’article 187 du même code est associée à l’appel de l’ordonnance de placement en détention provisoire et pourra donc être introduite aux mêmes conditions et sur le même fondement. Cette procédure de mise en liberté, bien qu’indispensable à la procédure pénale, n’apporte cependant aucune solution aux préoccupations humanitaires qui sous-tendent la proposition ici présentée. En effet, il est admis qu’un appel contre une ordonnance de placement en détention provisoire ou une demande de mise en liberté ne sera accueilli que si les conditions qui justifiaient le placement en détention n’étaient plus réunies. En ce sens, la chambre criminelle de la Cour de cassation a considéré que la décision de rejet de la mise en liberté doit être spécialement motivée dans les conditions prévues à l’article 144 du code de procédure pénale16(*). Cela implique notamment la prise en considération d’éléments tels que des impératifs de conservation des preuves, de protection des témoins ou de la personne mise en examen, de prévention des concertations frauduleuses… Aussi les procédures d’appel de l’ordonnance de placement en détention provisoire ou de demande de mise en liberté sont sans lien aucun avec les problématiques de santé que vise la suspension de peine de l’article 720-1-1 du code de procédure pénale.
Les personnes placées en détention provisoire sont donc totalement dépourvues de tout recours lorsque la dégradation de leur état de santé rend leur maintien en détention intolérable. La Cour européenne des droits de l’Homme considère pourtant que « les obligations des États contractants prennent une dimension particulière à l’égard des détenus, ceux-ci se trouvant entièrement sous le contrôle des autorités : vu leur vulnérabilité, les autorités ont le devoir de les protéger »17(*). Cette lacune de la procédure pénale n’est donc pas tolérable.
Afin d’assurer la cohérence des dispositifs, il apparait indispensable que le pendant « avant jugement » de la suspension de peine pour raison médicale intègre l’arsenal juridique pénal. Cette réforme est également exigée par une mise en conformité du droit interne avec les exigences européennes. Une unification des dispositifs s’impose.
Le doyen Cornu définit la suspension comme une « mesure temporaire qui fait provisoirement obstacle (…) à l’exécution d’une convention ou d’une décision, au déroulement d’une opération ou d’une instance (…) soit à titre de sanction, soit par mesure d’attente ». Lorsque des motifs impérieux d’ordre médical s’opposent à l’incarcération, la suspension est une mesure d’attente destinée à protéger l’intégrité physique de la personne, sujet de l’ordonnance de placement en détention et de garantir sa dignité. Il ne peut pas s’agir d’une dispense qui est définie comme un « relâchement de la rigueur du droit accordé par faveur à un individu déterminé, pour des motifs particuliers, soit par une autorité publique soit par une personne privée » ; ni d’une exemption qui est l’acte « par lequel une autorité affranchit un sujet de droit (justiciable, contribuable), d’une obligation qui lui incomberait normalement ou le soustrait au régime ordinaire qui lui serait applicable. » Ces deux derniers termes ont un sens positif dans la mesure où ils visent des « faveurs » octroyées par le droit pénal, notamment dans l’hypothèse d’une coopération active dans une enquête préliminaire ou une instruction.
En revanche, la suspension constitue la réponse temporaire à un obstacle, indéterminé dans le temps, mais parfaitement infranchissable que constitue l’incompatibilité de l’état de santé de la personne visée par une ordonnance de placement en détention provisoire avec les conditions matérielles de l’incarcération.
4. La suspension de détention provisoire pour raison médicale (SDPM)
Il est donc proposé d’introduire dans le code de procédure pénale une procédure de suspension de détention provisoire, calquée dans ses modalités sur la procédure de suspension de peine prévue à l’article 720-1-1. La compétence en la matière serait celle du juge d’instruction, du juge des libertés et de la détention, de la Chambre de l’Instruction ou des juridictions de jugement, de la même manière que sont coordonnées leurs compétences en matière de demande de mise en liberté. Cette demande de suspension serait fondée sur des expertises médicales concordantes et concluant à l’impossible maintien en détention.
Il sera donc prévu au chapitre relatif à l’exécution de la détention provisoire (articles 714 à 716 du code de procédure pénale) que les personnes mises en examen soumises à la détention provisoire peuvent demander à tout moment la suspension de cette mesure (article 716-1 A), dès lors que leur état de santé l’exige.
Cette demande de suspension peut être présentée, à tout moment de la procédure, au juge d’instruction ou à la juridiction qui désigne un expert sans délai. En cas d’urgence, un certificat unique du médecin de la structure sanitaire prenant en charge la personne mise en examen pourra être présenté au soutien de la demande. Une fois l’expertise rendue ou le certificat présenté, le dossier est communiqué sans délai au Procureur pour ses réquisitions. Soit le juge d’instruction accorde la suspension de détention sans avoir recours au juge des libertés et de la détention ; soit il refuse la suspension et communique le dossier à ce dernier qui statue dans les 3 jours.
En outre, cette procédure sera ajoutée aux domaines de compétence du juge d’instruction et du juge des libertés et de la détention.
S’agissant d’une détention ordonnée par une juridiction de jugement ou relevant de la compétence de la Chambre de l’Instruction, la juridiction, quelle qu’elle soit, saisie d’une demande de suspension de détention provisoire pour raison médicale, désignera un expert médical dont le rapport sera communiqué au requérant ou à son conseil, avant l’audience au cours de laquelle la juridiction statuera sur la demande.