LE MONDE – 08/07/2021
Hectar, établissement fondé par Xavier Niel et Audrey Bourolleau, doit accueillir ses premiers étudiants à la rentrée de 2021. Un modèle controversé au sein de l’enseignement agricole traditionnel.
C’est un site de six cents hectares au coeur du parc régional de la vallée de Chevreuse, à Lévis-Saint-Nom, dans les Yvelines. Les habitants le connaissent sous le nom du domaine de la Boissière, et l’ensemble est agrémenté d’un château. A la rentrée prochaine, une école d’agriculture d’un nouveau genre y ouvrira ses portes.
Baptisée Hectar, elle ne devrait pas passer inaperçue. A l’initiative du projet figure Audrey Bourolleau, ex-conseillère d’Emmanuel Macron pour les questions d’agriculture à l’Elysée, et ancienne déléguée générale du lobby Vin et Société. Elle s’est associée à l’entrepreneur Xavier Niel, fondateur de Free (et actionnaire à titre personnel du Monde). Au total, le binôme a investi 23,5 millions d’euros pour racheter le domaine (doté d’un château) et lancer Hectar. Mme Bourolleau dispose de 51 % de la structure, et Xavier Niel, qui y place ses fonds à titre individuel, 49 %.
« Dans les trois prochaines années, 160 000 fermes seront à reprendre, car il n’y aura pas de renouvellement de génération paysanne, pas de reprise familiale. Les besoins sont impérieux », justifie Audrey Bourolleau. Hectar n’entend pas se positionner sur le terrain des établissements de formation relevant du ministère de l’agriculture, mais plutôt d’en proposer une version « start-up nation ». Son directeur général, Francis Nappez, ne vient d’ailleurs pas du monde de la terre, mais de celui de la tech – il a longtemps travaillé comme cadre dirigeant chez BlaBlaCar.
Pas d’enseignement technique donc, mais des cours complémentaires pour lancer son exploitation ou son entreprise, le tout avec la possibilité de mettre en pratique : le campus comprend une ferme en transition bio, des forêts, des champs de céréales en polyculture… « Nous sommes un accélérateur pour des porteurs de projets agricoles », résume Audrey Bourolleau. C’est donc une sorte d’école de management consacrée aux futurs paysans, qui les formera à l’économie d’une exploitation, à la diversification des sources de revenus, aux applications de l’intelligence artificielle dans la gestion des ressources.
Serres connectées, robots de désherbage…
L’objectif est de former deux mille personnes par an. Les cursus sont divisés en plusieurs formats : un programme court et gratuit, en grande partie en ligne, d’une durée de cinq semaines ; une formation de six mois en alternance à destination des futurs entrepreneurs agricoles ; une autre, à la reconversion de salariés agricoles, financée par Pôle emploi. Un autre programme, gratuit lui aussi, affiche complet pour la rentrée : il s’agit d’une formation d’un an, en partenariat avec l’école d’informatique 42 (cofondée par Xaviel Niel), spécialisée dans les données et l’intelligence artificielle appliquées au monde agricole. Les étudiants seront amenés à gérer des serres connectées, des « fermes verticales et intelligentes », mettre au point des robots de désherbage, etc. A partir de 2022, l’Ecole des hautes études commerciales (HEC) animera l’incubateur. « Nous accueillerons cinquante start-up », promet Mme Bourolleau.
L’école revendique aussi une volonté de « disrupter » les modèles classiques des exploitations. C’est tout l’enjeu d’un partenariat signé avec Danone, autour de la création d’une ferme laitière pilote de soixante vaches sur le site du campus. L’objectif est de trouver un modèle de rentabilité pour une ferme de soixante hectares, un éleveur et deux salariés. Le tout avec une seule traite par jour (contre deux habituellement), sans transformation laitière le week-end, et un week-end sur trois travaillé. « Un tel rythme a pour ambition d’améliorer les conditions de travail et lever les freins au maintien de l’activité d’élevage laitier dans notre pays, notamment auprès des jeunes générations », explique le communiqué de presse.
« Aujourd’hui, si on veut que les fermes en élevage laitier soient reprises par des jeunes, il faut trouver des modèles afin qu’elles combinent respect de l’environnement et de l’animal, rentabilité, et que les personnes soient rémunérées correctement », complète Valérie Fuchs, l’attachée de presse d’Hectar.
Crainte de plusieurs professionnels du secteur
Le lancement de cette future école est déjà une source de crispation au sein du monde de l’enseignement agricole. Un rassemblement était organisé le 29 juin près du futur site de l’établissement, à l’initiative de plusieurs syndicats – 130 personnes y participaient. « Le contexte de la création de cette école nous pose problème, car, parallèlement à cette initiative, l’enseignement agricole subit depuis trois ans un abaissement méthodique de son financement », dénonce le cosecrétaire général du Snetap-FSU, Frédéric Chassagnette. Un rapport parlementaire de novembre 2020 souligne en effet que 31 % des centres de formation professionnelle et de promotion agricole (CFPPA) étaient déficitaires à la fin de l’année 2019.
Alors que le nombre d’enseignants est en baisse, le nombre d’élèves dans l’enseignement technique agricole augmente. « En déshabillant le public, le gouvernement pousse les nouveaux apprenants vers des formations privées », estime Véronique Marchesseau, secrétaire générale de la Confédération paysanne. En outre, l’école Hectar est lancée quelques mois après l’annonce de l’ouverture de la première école vétérinaire privée, à Rouen. « Cela laisse craindre un démantèlement, morceau par morceau, du système éducatif public », ajoute Fabienne Vasseur, cosecrétaire de la CGT Agri.
Ensuite, le principe de l’arrimage de la technologie à l’agriculture, au cœur du projet Hectar, suscite des craintes. Selon Joël Labbé, sénateur écologiste du Morbihan, présent lors de la manifestation, la priorité n’est pas de développer « une agriculture de plus en plus technologique ». Lui pense qu’il faut avant tout « relocaliser la production sur les territoires, revenir à de la polyculture et du polyélevage, et alimenter des circuits courts ».
Enfin, l’usage de l’intelligence artificielle comme aide à la décision fait planer le spectre d’une perte de savoir-faire. « Un bon paysan est autonome dans sa capacité à prendre des décisions », juge Mme Marchesseau.
« Il y a un risque de formater les apprenants à l’utilisation d’outils numériques développés par des entreprises commerciales dont les nouveaux paysans seront dépendants », craint Mme Vasseur.
Tous les acteurs du secteur ne voient pas d’un mauvais œil ce nouveau venu qu’est Hectar dans l’enseignement agricole. « Pour faire de l’agroécologie, il y a de plus en plus de besoins de calculs, de mesures », analyse Gilles Trystram, directeur général d’AgroParisTech, qui reconnait que, dans ce monde de la formation, « il y a de plus en plus d’offres ». De son côté, Hectar affirme avoir reçu plus de deux mille candidatures pour la rentrée 2021.