LE MONDE – 16/07/2021
Un collectif de vingt économistes, parlementaires et associations s’élève, dans une tribune au « Monde », contre l’absence de transparence des aides versées aux entreprises pendant la pandémie
Tribune. Avec 155 milliards d’euros débloqués pour soutenir les entreprises entre mars et décembre 2020, la France est, selon les données publiées par la Commission européenne, championne d’Europe en la matière, loin devant l’Italie (108 milliards) et l’Allemagne (104 milliards). Il ne fait aucun doute qu’il était nécessaire de soutenir le secteur privé à partir du moment où les pouvoirs publics décidaient de confiner le pays et arrêter certaines activités économiques.
Malheureusement, plus d’un an après le début de la pandémie, et alors que les aides publiques aux entreprises privées représentent près de cinq fois le produit net de l’impôt sur les sociétés, ni les parlementaires ni les citoyens ne savent précisément qui a bénéficié, et pour quel montant, des 32 milliards d’euros de reports et exonérations de charges fiscales et de cotisations sociales, des 27 milliards d’euros du chômage partiel ou même des dizaines de milliards d’euros des plans d’urgence sectoriels et de relance.
Ces données existent pourtant, mais ni Bercy ni le ministère du travail ne souhaitent les rendre publiques. Confidentialité des affaires et secret fiscal sont brandis pour empêcher tout suivi précis et chiffré des bénéficiaires et des aides qu’ils ont obtenues. Si le détail du soutien accordé à notre coiffeur n’est sans doute pas requis, ne pas savoir précisément combien Atos, Bouygues, Vinci ont touché des dispositifs de chômage partiel alors qu’ils sont soupçonnés d’en avoir abusé, n’est pas acceptable.
Manque de transparence et de contrôle démocratiques
Rien ne justifie un tel manque de transparence et de contrôle démocratiques. La première des exigences, la plus élémentaire en démocratie, consiste à appeler l’exécutif et la majorité parlementaire à publier les données relatives aux bénéficiaires des aides publiques. A minima pour les quelque 250 grandes entreprises et 5 700 entreprises de taille intermédiaire (plus de 250 salariés et/ou plus de 50 millions d’euros de chiffres d’affaires).
Cette exigence de transparence est d’autant plus essentielle que l’Observatoire des multinationales (https://multinationales.org/) a montré, en recoupant les informations parcellaires disponibles, que 100 % des groupes du CAC 40 ont bénéficié et bénéficient encore des aides publiques liées à la pandémie de Covid-19, même si certains ont tenté de prétendre le contraire.
Ainsi, au moins 27 groupes du CAC 40 ont eu recours au chômage partiel. Prévu pour éviter les licenciements et conserver les salariés formés au sein de l’entreprise, le dispositif du chômage partiel est dévoyé lorsque plus de 80 % de ces multinationales qui prétendaient ne pouvoir assumer la charge de la rémunération de leurs salariés ont, dans le même temps, considéré disposer d’une trésorerie suffisamment conséquente pour verser des dividendes en 2020 et/ou 2021.
Le CAC 40 va verser dividendes
Certains de ces mêmes groupes n’en ont pas moins annoncé des suppressions d’emplois. C’est le cas de Michelin, qui entend détruire 2 300 postes en France. Comme si l’emploi pouvait rester la variable d’ajustement par temps de pandémie malgré le soutien des pouvoirs publics et alors que la rémunération des actionnaires repart à la hausse : + 15 % de dividendes dans le cas de Michelin.
Michelin n’est pas un cas isolé. Pris dans son ensemble, le CAC 40 va verser 51 milliards d’euros à ses actionnaires sous forme de dividendes (43,7 milliards) et de rachats d’actions (7,3 milliards) alors que la plupart de ses membres sont sous perfusion d’argent public (report de charges, chômage partiel, plans d’urgence, plan de relance, soutien de la Banque centrale européenne, etc.).
Alors que la pandémie n’est pas finie, le CAC 40 réussit l’incroyable performance de redistribuer de manière agrégée à ses actionnaires l’équivalent de 140 % des profits réalisés en 2020 ! Autrement dit, c’est comme si l’ensemble des profits du CAC 40 avaient été reversés aux actionnaires et que les groupes avaient puisé les 40 % restants dans leur trésorerie ou lignes de crédit, au lieu de conserver des liquidités et/ou investir plus massivement dans cette fameuse économie du « monde d’après ».
Le court-termiste au détriment de l’investissement productif
Ce chiffre de 140 % devrait alerter jusqu’aux plus farouches défenseurs des grands groupes français. Les dirigeants du CAC 40 ont fait le choix, « quoi qu’il en coûte », de servir copieusement leurs actionnaires : cette préférence court-termiste au détriment de l’investissement productif n’est ni soutenable sur le plan économique, ni souhaitable du point de vue de l’intérêt général.
Plutôt que de mettre tous leurs efforts pour tenir les impératifs écologiques sur le climat ou la biodiversité, ces grands groupes se comportent comme s’ils étaient assis sur une économie de rente dont ils pourraient tirer un maximum de cash pour satisfaire les appétits des détenteurs des capitaux (BlackRock et consorts notamment).
Ces choix indéfendables sont aussi – et surtout ? – de la responsabilité des pouvoirs publics : en refusant sèchement de conditionner l’accès aux aides publiques à des objectifs sociaux ou écologiques élémentaires et d’intérêt général, le gouvernement a encouragé les grands groupes à ne rien changer de leurs pratiques insoutenables d’avant-pandémie. Qui plus est en bafouant ses propres engagements, et en laissant les entreprises dont il est actionnaire (Orange, Thales, Engie, EDF, etc.) en faire autant.
Un détournement structurel des ressources publiques
Depuis plus de douze mois, Emmanuel Macron, Bruno Le Maire et la majorité parlementaire ont écarté sans ménagement toutes les propositions visant à ce que les grands groupes soutenus par les ressources publiques ne versent pas de dividendes, décarbonent leur outil de production, se retirent des paradis fiscaux ou s’engagent à mettre en place des politiques salariales dynamiques.
Ils ont ainsi refusé d’utiliser les dizaines de milliards d’euros d’aides publiques comme un levier pour dessiner les contours d’une économie plus soutenable, plus juste et solidaire. C’est un rendez-vous manqué. Un immense gâchis. Il est inacceptable qu’en refusant de conditionner ses aides au secteur privé, l’Etat, et les pouvoirs publics en général, s’affirment ainsi comme assureurs en dernier ressort de la rémunération des actionnaires.
Puisque l’exécutif et la majorité parlementaire ont gâché tous les véhicules législatifs (lois de finance rectificative, loi de finance 2021, loi Climat et résilience, etc) qui auraient permis d’y remédier, nous appelons l’ensemble des forces associatives, syndicales et politiques à s’emparer pleinement de ces enjeux et à faire vivre un grand débat public permettant de sensibiliser l’opinion : derrière ces milliards d’euros ne doit pas s’instaurer un détournement structurel et sans condition des ressources publiques au profit d’intérêts privés, avec pour conséquence le saccage de la société et des milieux de vie.