L’HUMANITÉ– Par Marie-Noëlle Bertrand / 19-01-2016
La lutte contre les insecticides, accusés d’être responsables du déclin des essaims, rebondit cette semaine au Sénat avec le passage en première lecture du projet de loi pour la reconquête de la biodiversité. Nouvelle étape d’une bataille qui dure depuis vingt ans.
C’est à coup sûr l’un de ces temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Celui où l’apiculture française était reine dans l’Europe des 12, et sortait près de 35 000 tonnes de miel par an. Celui où les abeilles faisaient facilement « la barbe », s’agglutinant en grappes autour de ruches vivaces qui, à l’époque, rendaient, à l’aise, leurs 60 kilos de miel à l’année. C’était avant 1995 et l’apparition des premiers syndromes d’effondrement des colonies d’abeilles. Avant que la guerre ne soit déclarée entre les apiculteurs et les pesticides utilisés dans l’agriculture intensive, singulièrement les plus répandus d’entre tous : les néonicotinoïdes, classe de molécules agissant sur le système nerveux des insectes et entrant dans la composition de produits devenus des bêtes noires pour beaucoup, tels que le Gaucho de Bayer ou le Cruiser de Syngenta.
Vieux de vingt ans, le conflit rebondit à la faveur du projet de loi pour la reconquête de la biodiversité, présenté aujourd’hui en séance publique au Sénat. Lors de la première lecture devant l’Assemblée nationale, en mars 2015, Delphine Batho, ancienne ministre de l’Environnement, avait déposé un amendement visant l’interdiction des néonicotinoïdes sur le territoire. Alors que la commission du développement durable ne l’a pas retenu, Joël Labbé, sénateur EELV, devrait réitérer l’opération cette semaine.
Le Gaucho cible des scientifiques
« Juridiquement, les décisions concernant les autorisations de molécules échappent désormais au législateur français et dépendent essentiellement de l’Europe », relève maître Bernard Fau, avocat de l’Union nationale des apiculteurs de France (Unaf). « Mais, politiquement, la loi sur la biodiversité pourrait avoir la vertu d’agiter le sujet et d’influer sur les décisions prises par l’Europe. » Elle s’inscrirait, dès lors, comme une nouvelle étape d’une bataille qui a fait de l’abeille le symbole d’une biodiversité malmenée, et des apiculteurs les porte-drapeaux des opposants aux pesticides, une épine dans le pied des firmes qui les produisent.
Tout a débuté au cours de l’hiver 1995-1996. « Les apiculteurs ont commencé à noter des comportements anormaux dans les colonies », se rappelle Henri Clément, apiculteur en Lozère et qui fut président de l’Unaf de 1996 à 2011. À l’époque, la moitié de la production de miel était assurée via les cultures de tournesol. « Mais les miellées commençaient à devenir anormales. Les abeilles ne revenaient pas aux ruches », poursuit-il. Le phénomène prendra de l’ampleur en 1997. De 60 à 70 kilos par ruche, la production de miel chute alors à 15 ou 20 kilos. La mortalité constatée dans les essaims d’abeilles passe, elle, de 5 % en temps normal à 40 %, 50 % voire 60 % par endroits. « Il se disait que les apiculteurs étaient des rigolos qui ne savaient pas travailler. On parlait d’un “mal français”, quand les autres pays ne semblaient pas touchés… » reprend Henri Clément. Les producteurs, eux, avaient une autre version. « Nous avions interrogé tous les facteurs possibles : infestation de varroa, problèmes sanitaires ou météorologiques… L’un ressortait systématiquement : la proximité avec les cultures traitées au Gaucho », insecticide systémique alors très employé dans le tournesol.
En 1998, le ministère de l’Agriculture commande une étude portant sur trois bassins de production particulièrement affectés : les analyses ne démontreront pas de différence entre les colonies butinant sur des parcelles traitées et celles chinant leur pollen sur des cultures non traitées, cette année-là. Mais, très vite, le CNRS et un laboratoire indépendant d’Orléans invalident la fiabilité des résultats. L’imidaclopride, molécule active du Gaucho, affiche une très forte rémanence, démontrent les organismes : un an après le traitement, sa présence dans les sols et les cultures reste quasi identique, pouvant expliquer l’absence de différence constatée lors de l’étude.
Les apiculteurs se saisissent de l’argument et le portent lors de tables rondes. En 1999, Jean Glavany, alors ministre de l’Agriculture, suspend l’usage du Gaucho dans les cultures de tournesol. Une décision inédite, que les firmes internationales ne digéreront pas. Conjointement, elles l’attaquent devant le Conseil d’État français. Les apiculteurs se constituent en intervention volontaire aux côtés du ministre. « Cela ne s’est vu qu’une fois depuis, au sujet du Cruiser », relève maître Bernard Fau, qui les représente déjà à l’époque. Le Conseil d’État tranchera en leur faveur.
Interdit sur les cultures de tournesol, le Gaucho devient la cible de plusieurs études scientifiques, mais reste autorisé dans les cultures de maïs et de blé. Et, très vite, un nouveau produit le remplace sur le tournesol : le Régent. Inventée par Rhône-Poulenc, revendue, au moment de la privatisation de l’industrie par Balladur, à Bayer, puis à Basf, autre géant mondial de l’agrochimie, sa molécule, la Fipronil, n’entre pas dans la famille des néonicotinoïdes. Elle n’en est pas moins pointée du doigt pour ses effets délétères sur les colonies.
La bataille reprend, juridiquement cette fois. Car, côté ministère de l’Agriculture, le ton a changé. Hervé Gaymard, nouveau titulaire du poste, n’accorde pas la même attention aux apiculteurs. En 2004, à la suite d’une suspicion d’intoxication par le Régent de plus de 3 000 ruches dans le Sud-Ouest et de 12 000 dans la vallée du Rhin, le Conseil d’État le mettra toutefois en demeure de retirer le Gaucho maïs et le Régent. Le répit ne sera que de courte durée : dès 2007, Michel Barnier et après lui Bruno Le Maire autorisent l’usage du Cruiser, en dépit des doutes qui portent sur sa molécule de base – le thiaméthoxame, là encore un néonicotinoïde. En 2013, les ministres de l’Europe finiront par interdire l’usage de cette dernière sur les cultures de maïs, de colza et de tournesol.
Le miel a chuté à 15 000 tonnes par an
Sur la dizaine de molécules de la classe des néonicotinoïdes, trois sont aujourd’hui partiellement ou totalement suspendues. Cinq autres sont encore en service et deux nouvelles à l’état d’évaluation. Les études scientifiques, elles, se sont multipliées, confirmant la toxicité de ces produits pour les abeilles, dont trois produites par l’Inra depuis 2012. Et une publiée par l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) pas plus tard que la semaine dernière. Ses conclusions restent toutefois ambiguës, quand elles ne préconisent pas l’interdiction des produits concernés, mais seulement des précautions d’usage par les agriculteurs, que ces derniers jugent impossibles à tenir. « On bataille contre des moulins à vent, déplore Gilles Lanio, actuel président de l’Unaf. Alors que la production de miel français est tombée à 15 000 tonnes par an et que 25 % des aides publiques sont consacrées à renouveler le cheptel d’abeilles qui disparaît chaque année, personne n’a le courage d’interdire ces produits une bonne fois pour toutes. » Stéphane Le Foll, qui annonçait hier la prolongation jusqu’en 2017 du plan apiculture, n’envisage semble-t-il pas de le faire, et parle plutôt de monter un nouveau groupe de travail sur le sujet.