« Les modèles agro-écologique et agro-industriel sont en concurrence. Refuser de choisir, c’est choisir la loi du plus fort. »
Monsieur le président, monsieur le ministre, madame, messieurs les rapporteurs, chers collègues, vous ne serez pas surpris que mon propos porte très largement sur l’agroécologie. Cependant, je tiens en préambule à saluer la capacité d’écoute de M. le ministre et des membres de son cabinet, ainsi que celle des rapporteurs, même si, au final, le compte n’y est pas encore tout à fait à nos yeux !
M. Didier Guillaume, rapporteur. Mais si ! (Sourires.)
M. Joël Labbé. Ce projet de loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt traduit votre volonté affirmée, monsieur le ministre, « de faire de la France le leader européen de l’agroécologie ».
Il y a un an tout juste, vous avez réaffirmé cet objectif en introduction au colloque que j’organisais au Sénat sur l’agroécologie. Cette coïncidence de dates, je la vois comme un bon signe, celui d’une reconnaissance officielle de la nécessaire transition agroécologique de notre agriculture, traduite dans le projet de loi que nous allons examiner au cours des prochains jours.
J’évoquerai tout d’abord les points majeurs issus de ce colloque, car ils éclairent la position que nous, écologistes, défendrons ici et que je développerai dans le second temps de mon intervention.
L’agroécologie est à la fois une science, au croisement de l’agronomie et de l’écologie, un mouvement social et une pratique agricole. Elle ne se résume pas à un concept scientifique, et donc à une vision technique, voire techniciste, de l’agriculture.
Améliorer les techniques est une chose ; proposer un modèle de développement et répondre à des demandes sociales et sociétales – celles des agriculteurs, des consommateurs, des citoyens – en est une autre.
S’engager dans l’agroécologie, à titre individuel et collectif, suppose d’engager un certain nombre de ruptures.
Il s’agit de ruptures avec les modèles en place, avec nos schémas de pensée habituels : rupture dans le système alimentaire, pour aller vers une alimentation plus locale, moins standardisée, moins riche en produits animaux, respectant l’environnement et la santé ; rupture dans le système économique, pour assurer un revenu équitable aux agriculteurs en développant les filières courtes, en recherchant un ancrage territorial dans l’économie locale, sachant que, au niveau international, cette relocalisation de l’économie agricole suppose une souveraineté alimentaire effective pour chaque grande région du monde ; rupture dans les politiques publiques, l’agroécologie nécessitant une nouvelle gouvernance avec une reconnaissance de la multifonctionnalité de l’agriculture, ce qui implique que ces politiques publiques soient davantage territorialisées et mieux adaptées aux agro-écosystèmes locaux.
Ce n’est pas simple, car cela suppose une implication collective non seulement des agriculteurs, mais de l’ensemble de la société.
Si la responsabilité est collective, elle est donc bien sûr politique, car il s’agit de déverrouiller les systèmes. Les politiques que nous sommes doivent retrouver leur véritable place, exercer leur pleine responsabilité et imposer leurs vues face aux intérêts des lobbies de l’agrochimie, de l’agro-industrie, de l’agro-business.
Ce n’est pas simple, mais il est urgent d’agir si nous voulons répondre à la désespérance sociale qui gagne le monde rural, ainsi qu’au décrochage des territoires périphériques par rapport aux métropoles.
Élu breton, je citerai l’exemple du modèle agricole et agroalimentaire de ma région, un modèle qui a atteint, et même dépassé, ses limites. Les conséquences du manque d’anticipation des dirigeants des grands groupes agro-industriels, mais aussi des élus et de l’État, nous les vivons au jour le jour en Bretagne.
Poursuivre selon les mêmes logiques, ce serait enterrer définitivement toute évolution vers une économie territoriale qui ne soit ni prédatrice ni destructrice, mais bien créatrice de valeur ajoutée, d’emploi et de qualité de vie.
Aussi, ce ne sont pas la multiplication des dérogations, comme le relèvement du seuil d’autorisation des élevages industriels de porcs, le renflouement financier permanent d’un modèle à bout de souffle sans contreparties – à l’exemple du pacte d’avenir pour la Bretagne – ou les fausses bonnes idées à vision « court-termiste »,comme le développement massif de projets de méthanisation pour traiter les effluents d’élevage, qui nous permettront de reconquérir cette économie territoriale et de répondre à la demande légitime de « vivre, travailler et décider au pays », slogan que l’on a beaucoup entendu chez nous ces derniers temps.
Le modèle actuel met aussi en avant la prétendue vocation agro-exportatrice de la France, et ce sur fond de solidarité alimentaire internationale.
Cette vocation agro-exportatrice est fondée sur l’exportation de produits bas de gamme pour lesquels nous ne pourrons pas rester compétitifs. De plus, elle déstructure les agricultures de pays tiers. L’exemple du poulet breton destiné à l’exportation est édifiant, quand on sait que plus de 40 % de la viande de poulet consommée en France est importée, notamment du Brésil ! C’est grandiose !
En outre, pour alimenter ces élevages, nous sommes nous-mêmes toujours totalement dépendants des protéines végétales importées. La production des 2,6 millions de tonnes de soja importées en Bretagne, en majeure partie OGM, mobilise plus de l million d’hectares de terres en Amérique latine, au détriment des agricultures vivrières locales, ainsi que de la forêt primaire. On ne peut donc pas parler de souveraineté alimentaire de la France !
Pourtant, certains osent encore dire qu’il faut encore augmenter nos rendements, grâce à une agriculture toujours plus productiviste, pour nourrir les populations de la planète. Ce discours devient absolument insupportable ! Commençons d’abord par cesser d’affamer ces populations par nos modes de production : notre enfermement dans le système maïs ensilage-soja en production intensive cause des dégâts sociaux, économiques, environnementaux irrémédiables, autant chez nous qu’à l’échelle de la planète.
M. Jean Desessard. Très bien !
M. Joël Labbé. Pour l’examen du présent projet de loi, nous nous sommes attachés à ne pas rester au milieu du gué.
Monsieur le ministre, ce texte porte un message positif extrêmement important pour les agriculteurs et pour les citoyens. En vous attachant à faire évoluer les politiques foncières et d’installation ainsi que les outils de préservation des terres agricoles, en reconnaissant la dimension tant collective qu’individuelle du changement par la création des GIEE, en renforçant la participation de la société civile et des collectivités territoriales aux instances de gouvernance, vous avez très clairement engagé le mouvement de bascule nécessaire. Toutefois, comme toujours, nous vous inviterons à aller plus loin encore sur ces sujets.
En effet, si nous parlons de transition, nous ne pouvons pas nous satisfaire d’une coexistence, certes politiquement très commode, entre les modèles agroécologique et agro-industriel : pour nous, ces deux modèles sont en concurrence, et refuser de choisir entre eux, c’est choisir la loi du plus fort.
M. Jean Desessard. Très bien !
M. Joël Labbé. Nous pensons vraiment que ce projet de loi porte en lui les germes de la transition, mais qu’il peut et doit être renforcé pour que l’ensemble des outils disponibles soient mobilisés en faveur de l’agroécologie, et seulement de celle-ci.
Les amendements que nous présenterons s’articulent selon les axes suivants.
En premier lieu, selon nous, produire autrement, c’est aussi adopter un autre mode de production des connaissances.
C’est pourquoi nous prônons la reconnaissance des associations, « têtes de réseaux » du développement agricole et rural, parties prenantes au quotidien et de longue date à l’accompagnement des agriculteurs et des créateurs d’activités en milieu rural, moteurs de l’innovation sur nos territoires.
Produire autrement les connaissances, c’est aussi s’atteler à la formation des jeunes, des moins jeunes et du corps enseignant, en proposant une formation en phase avec les principes de l’agroécologie. C’est orienter clairement la conduite des exploitations agricoles et des ateliers technologiques des établissements d’enseignement.
Produire autrement, c’est sortir la recherche de l’ornière de l’orientation exclusive vers l’agriculture productiviste, en privilégiant la pluridisciplinarité, entre techniques, sciences sociales et sciences économiques, sans oublier la psychologie, pour comprendre les freins au changement.
Produire autrement, c’est redonner toute sa place à l’agronomie.
En deuxième lieu, nous entendons promouvoir l’autonomie des agriculteurs : autonomie décisionnelle, autonomie des exploitations, autonomie à l’égard des grands groupes industriels. Il s’agit, par exemple, de reconnaître le droit inaliénable de ressemer, ou encore de sortir les préparations naturelles peu préoccupantes, les PNPP, de la liste des produits phytosanitaires.
En troisième lieu, nous souhaitons mettre l’accent sur la préservation des ressources : préservation des ressources foncières, bien sûr – la terre doit retrouver sa première fonction, celle de terre nourricière –, préservation de la biodiversité, de l’eau et des sols. Ainsi, nous plaidons pour une diminution drastique de l’utilisation des produits pesticides et pour l’interdiction des produits phytosanitaires classés cancérogènes, mutagènes, reprotoxiques de type 1, tout comme pour l’interdiction formelle des épandages aériens, notamment dans les outre-mer. Ces demandes d’interdiction sont, bien sûr, aussi motivées par les conséquences avérées et graves de l’utilisation de ces produits et méthodes sur la santé humaine.
En quatrième lieu, nous voulons encourager le renouvellement des générations et le soutien aux nouveaux agriculteurs, quel que soit l’âge d’entrée dans le métier, par la progressivité des cotisations sociales et la reconnaissance des cotisants solidaires, ainsi que par la reconnaissance des formes coopératives, telles les coopératives d’activités et d’emploi agricoles, et par la mise en place de fonds de cautionnement public pour l’installation des hors-cadres familiaux.
Enfin, nous voulons une agriculture ouverte sur la société. Cela nécessite de reconnecter agriculture, alimentation et territoires. C’est dans cet esprit que nous préconisons le renforcement des projets alimentaires territoriaux, introduits par nos homologues écologistes de l’Assemblée nationale, et que nous proposerons la prise en compte de l’agriculture en tant que telle dans le diagnostic des schémas de cohérence territoriale, les SCOT.
Nous développerons tous ces points, et bien d’autres encore, dans les jours qui viennent.
Pour terminer, je voudrais évoquer le titre relatif à la forêt, sur un point particulier : la présomption de garantie de gestion durable accordée aux codes de bonnes pratiques sylvicoles, à laquelle est adjointe une obligation de coupes et travaux, mais sans volet social et environnemental, est contraire aux objectifs affichés et contribuera à renforcer davantage encore la concentration de la filière. Il faudra revenir sur cette disposition.
En conclusion, monsieur le ministre, mes chers collègues, ce projet de loi pose des bases intéressantes et pertinentes pour s’engager sur le chemin de la transition vers le « produire autrement », mais aussi le « consommer autrement », et même le « vivre autrement ».J’espère vivement, monsieur le ministre, que votre ambition de faire de la France le leader européen de l’agroécologie pourra aboutir.
À propos de l’Europe, quelle ne serait pas notre déconvenue si, dans quelques mois, tous les efforts engagés devaient être anéantis par l’adoption en l’état du Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement entre l’Union européenne et les États-Unis ! Ce serait la victoire de l’agro-industrie tant européenne qu’américaine, et nos produits de qualité issus de l’agroécologie seraient concurrencés par l’alimentation OGM, le bœuf aux hormones et le poulet javellisé ! Monsieur le ministre, nous comptons beaucoup sur vous !
Le groupe écologiste soutient l’ambition agroécologique de votre projet de loi, ambition que je souhaite voir s’inscrire dans les faits. J’en appelle donc à une cohérence globale de nos politiques publiques agricoles, alimentaires et commerciales. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste, du groupe socialiste et du groupe CRC.)
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Comprendre les enjeux
Communiqué : Transition agro-écologique de l’agriculture : ne pas rester au milieu du gué