LIBÉRATION / 28-11-2013 – Par Eliane PATRIARCA
Alors que le Sénat a adopté une proposition de loi qui prévoit de bannir les engrais chimiques des espaces verts, les initiatives municipales sans produit phytosanitaire se multiplient.
Les herbes folles poussent entre les tombes, des rosiers sauvages fleurissent sur les sépultures, des centaurées et du fenouil sauvage s’infiltrent dans les fissures des trottoirs. Le cimetière des Gonards, à Versailles (Yvelines), a des allures anglo-saxonnes. Un peu moins minéral, un peu plus bucolique malgré l’alignement des pierres tombales en granit. La Cité royale est la première ville en France à avoir expérimenté, dès 2009, le «zéro pesticide» dans ses cimetières. Mais il a fallu quatre ans pour sevrer les quatre cimetières de la ville de tout traitement chimique. A l’origine de l’initiative, la directrice des espaces verts de Versailles, Cathy Biass-Morin, déterminée à protéger la santé des agents de ses services, en leur évitant les effets toxiques de la manipulation des pesticides. L’environnement y a aussi gagné : les cimetières de Versailles sont situés au-dessus des nappes phréatiques ou à proximité de cours d’eau. Tout traitement – 30 000 litres de produits chimiques par an, par exemple, pour le seul cimetière des Gonards – ruisselait immédiatement dans les nappes…
Ruissellement. Cette révolution verte s’inscrit dans la démarche globale de la ville : depuis 2007, Versailles a banni de ses espaces verts tout engrais chimique et tout produit phytosanitaire. Elle a rejoint ainsi les villes françaises (Angers, Belfort, Nantes, Rennes, Strasbourg, etc.) ou collectivités territoriales comme le département de l’Isère, dites «Zéro phyto» : elles ont banni les pesticides et pratiquent le désherbage mécanique ou thermique, ou le paillage contre les «mauvaises herbes». Un mouvement que la proposition de loi adoptée à l’unanimité par le Sénat le 19 novembre – 192 voix pour et 4 contre – entend augmenter. L’objectif de son auteur, Joël Labbé, sénateur Europe écologie-les Verts du Morbihan, est de mettre fin à l’usage urbain des pesticides. Même si les usages non agricoles ne représentent qu’entre 5 et 10% du volume total de pesticides utilisés en France avec environ 5 000 tonnes par an, le principal consommateur restant l’agriculture, l’impact sur la qualité de l’eau est loin d’être négligeable. En effet, jusqu’à 40% des quantités d’herbicides appliquées en ville, sur des surfaces le plus souvent imperméables, donc sensibles au ruissellement, peut être lessivé vers les cours d’eau, contre 1% environ sur terres cultivées ou pelouses. Et généralement, ces traitements «urbains» sont répandus sur des espaces directement connectés à l’eau : avaloirs, caniveaux, bords de canal, de cours d’eau, de fossés… Le texte adopté prévoit l’interdiction, en 2020, de «l’utilisation de produits phytosanitaires pour l’entretien par les collectivités territoriales des espaces verts, forêts ou promenades accessibles ou ouverts au public». Il stipule également l’interdiction, à partir de 2022, de la vente de pesticides «pour un usage non professionnel», c’est-à-dire dans les jardineries ou les grandes surfaces, à destination des particuliers. Un pas franchi par l’enseigne Botanic dès 2008 et, depuis cet été, par Leclerc dans ses magasins bretons.
«Dix pour cent des 36 000 communes françaises sont déjà dans une démarche Zéro phyto. Ce chiffre monte même à 60 % si on considère les villes de plus de 50 000 habitants, souligne Joël Labbé. On est mûrs en France pour légiférer sur le sujet.» Elles sont nombreuses, en effet, les villes qui ont cessé de stériliser leur sol, de désherber préventivement les bords de routes et ont réhabilité des herbes dites «mauvaises».
Le texte sera soumis au vote de l’Assemblée nationale le 23 janvier prochain mais Joël Labbé, qui est aussi maire de Saint-Nolff, dans le Morbihan, et a su bannir l’usage des pesticides dans sa commune depuis 2007, est optimiste. «Le texte a le soutien du gouvernement», observe-t-il. Philippe Martin, le ministre de l’Ecologie, s’est en effet réjoui, à l’issue du vote au Sénat, de ce texte «équilibré». «De plus, nous avons déjà fait les concessions nécessaires durant les discussions pour que le texte soit voté au Sénat à une très grande majorité, ajoute Joël Labbé. La proposition de loi initiale avait pour échéance 2018, mais les centristes ont proposé 2020 pour se caler sur les mandatures des municipales, et l’UMP souhaitait attendre 2025.»
Pour l’association Générations futures, qui milite depuis de nombreuses années contre l’usage des pesticides, l’adoption de cette proposition «marque une réelle avancée dans la prise de conscience du danger de ces produits» et de la nécessité de réduire l’exposition du public et des travailleurs. «Durant les débats, les risques des pesticides ont été unanimement reconnus par les intervenants, quel que soit leur bord», note son fondateur François Veillerette. Mais l’association regrette les délais d’application trop longs : «Attendre 2020-2022, cela ne va pas stimuler suffisamment précocement l’industrie pour la production d’alternatives et surtout, cela fait peser un risque sur ce texte, qui pourrait être attaqué avant cette date», alerte-t-il. De plus, un amendement introduit une dérogation à l’interdiction d’emploi pour les substances qui sont classées, au niveau européen, à faible risque. Or, la notion de risque faible n’est pas définie de manière précise, souligne François Veillerette, qui craint que cette faille dans le texte permette aux entreprises agrochimiques de prolonger la commercialisation de leurs produits.
Le texte adopté prévoit des exemptions pour les terrains de sport «parce qu’il n’existe pas encore d’alternatives satisfaisantes», explique Joël Labbé, et les cimetières «pour des raisons culturelles». Lui-même a reçu des habitants de Saint-Nolff en larmes parce que le cimetière n’était plus entretenu selon eux. Un problème qu’il a résolu en augmentant les effectifs chargés de l’entretien des espaces verts afin que le désherbage préventif autour des sépultures soit effectué plus fréquemment. A Versailles aussi, Cathy Biass-Morin s’est heurtée à de nombreuses réticences et plaintes des habitants. Les herbes qui poussaient entre les tombes, parce qu’elles n’étaient plus éradiquées par les herbicides témoignaient pour ces Versaillais d’un manque de respect envers les défunts. La municipalité a dû placarder des affiches, communiquer dans le mensuel de la ville pour expliquer la démarche…
Alerte. En creux, la proposition de Joël Labbé vient souligner la «panne» du plan national Ecophyto lancé en 2008. Directement issu des lois Grenelle pour l’environnement, ce plan prévoyait de réduire de 50% l’usage des pesticides, agricoles ou urbains, en dix ans soit d’ici à 2018. Or, souligne François Veillerette, «la tendance en 2012 était toujours à l’augmentation». Le dernier bilan du plan Ecophyto, établi par le ministère de l’Agriculture en décembre 2012, fait en effet état d’une hausse de 2,7% sur un an du nombre de doses-unités, l’indicateur qui traduit l’intensité de recours aux pesticides en usage agricole. C’est ce qui a décidé un collectif de chercheurs, médecins, militants associatifs, et élus politiques, réunis autour du député socialiste Gérard Bapt (Haute-Garonne), à lancer un «un cri d’alerte» début novembre, sous la forme d’une pétition en ligne (1).
Les signataires, parmi lesquels on note deux anciennes ministres de l’Ecologie, Delphine Batho et Chantal Jouanno, mais aussi le Professeur Charles Sultan, spécialiste des troubles hormonaux au Centre hospitalier régional universitaire de Montpellier, ainsi que des représentants de l’Union nationale de l’apiculture française (Unaf), appellent les «autorités politiques» à agir «pour la réduction, voire la suppression quand cela est possible», de l’usage des pesticides. «Malgré une diminution nette des quantités vendues depuis 1998, nous constatons que les ventes de pesticides ne diminuent pas depuis trois ans», écrivent-ils. Alarmant quand «selon le Commissariat général au développement durable, 90% des cours d’eau du pays connaissent une présence généralisée de pesticides».
Cette situation leur apparaît d’autant plus condamnable que «depuis 2009, des données récentes viennent à la fois préciser les risques sanitaires encourus, certains étant désormais avérés, et montrer les mécanismes des atteintes à la biodiversité, notamment concernant les abeilles». L’Inserm a ainsi publié en juin une expertise collective, qui synthétise les études réalisées depuis trente ans. Les chercheurs évoquent «une augmentation des risques significative pour plusieurs pathologies : la maladie de Parkinson, le cancer de la prostate et certains cancers du sang et des troubles de la reproduction et du développement». Gérard Bapt espère que cet appel collectif «donnera une nouvelle impulsion au plan Ecophyto 2018». Le prochain Comité national d’orientation et de suivi du plan doit se tenir le 9 décembre.