L’HUMANITÉ DIMANCHE – 13/06/2019 – Par Alexandra Chaignon
Amendements livrés clés en main, chantage à l’emploi… La pression des intérêts privés est constante, les lobbys rusés et omniprésents dans les couloirs de l’Assemblée. Des parlementaires le font savoir.
Les groupes de pression ont toujours gravité dans les coulisses du pouvoir afin d’influencer les décisions à venir. Mais concernant les pesticides, la question se pose de savoir si ce ne sont pas eux qui dictent les lois. Pas d’interdiction du glyphosate ; pas de création d’un fonds d’indemnisation pour les victimes de pesticides ; pas de protection supplémentaire des riverains… En la matière, le gouvernement Macron se distingue par son inaction.
Prenons le cas emblématique du glyphosate. Emmanuel Macron avait promis de l’interdire au plus tard d’ici à 2021. Au final, il n’en sera rien. Pire, lors du grand débat national, le président de la République a utilisé les arguments de l’agrochimie pour légitimer ce recul, mettant en doute les effets du principe actif du Roundup sur la santé. Quelques mois plus tôt, lors des débats sur la loi agriculture et alimentation, les députés la République en marche (LaREM) et « Les Républicains » (LR) avaient rejeté tous les amendements allant dans le sens d’une interdiction. «Ne pénalisons pas les agriculteurs », prévenait Christian Jacob, député LR et ancien responsable de la FNSEA, le principal syndicat agricole. « Le principal porte-voix des pesticides en France, c’est la FNSEA, qui a porte ouverte au Parlement. Leur poids politique est extrêmement important», précise Stéphane Horel, journaliste au « Monde », et auteure de « Lobbytomie, comment les lobbys empoisonnent nos vies et la démocratie ».
« On va faire confiance à des acteurs pour construire des alternatives alors que ces gens ont partie liée avec l’agrochimie », dénonce le député de la France insoumise Loïc Prud’homme, qui déplore qu’un autre amendement, visant à interdire ou au moins encadrer l’utilisation des pesticides à proximité des habitations, a connu le même sort. Pour lui, « ces choix s’expliquent aussi par la méconnaissance des élus qui « ignorent tout de ces enjeux. Ils font confiance à ce qu’on leur dit. Et c’est celui qui parle le plus fort qui a raison ».
« C’EST TOUT LE SYSTÈME QUI FAIT LOBBY »
« L’influence s’exerce à tous les niveaux, poursuit Stéphane Horel. Dans les agences, auprès des élus, auprès de l’exécutif, dans les cabinets ministériels… La fuite de l’amendement anti-glyphosate montre à quel point ces organisations sont en veille et efficaces. » En plein débat sur la loi agriculture, Delphine Batho, la députée des Deux-Sèvres, avait découvert que les industries phytosanitaires avaient eu accès à son amendement « 90 heures » avant les députés. « C’est tout le système qui fait lobby », confirme Joël Labbé, sénateur écologiste, à l’origine de la loi interdisant l’utilisation des produits phytosanitaires par les collectivités et les particuliers. En démissionnant le 28 août 2018, Nicolas Hulot déplorait justement la présence et le rôle néfaste de ces influenceurs au sein des « cercles de pouvoir ». « Il faut à un moment ou un autre poser ce problème sur la table parce que c’est un problème de démocratie : qui a le pouvoir, qui gouverne? » interrogeait-il alors.
Rencontres, réunions, transmissions d’informations… Les agissements des «représentants d’intérêts» auprès des décideurs publics sont permanents. « On ne les voit pas en direct. On est courtisé avec des cocktails dînatoires ou des repas thématiques dans des restos sympas », témoignait, il y a quelques mois, Sébastien Jumel, député communiste. « Pour les lobbys, je ne suis pas quelqu’un de fréquentable», plaisante aussi Joël Labbé, avouant s’être « fait avoir au début de (son) mandat.
Ils influencent les textes de loi dès le début, avec des argumentaires détaillés ». À peine élu, Loïc Prud’homme se souvient d’avoir reçu une invitation pour un petit déjeuner sponsorisé par l’agrochimiste suisse Syngenta. « Je me suis fendu d’une lettre pour refuser, ce qui a refroidi leurs ardeurs. » « On reçoit énormément de choses de leur part sur tous les sujets », confiait, à Public Sénat, le sénateur communiste Pierre Ouzoulias, dont « énormément » de propositions d’amendements. C’est là l’une des pratiques les plus courues : fournir des amendements clés en main… Qui peuvent être repris tels quels par différents élus, parfois de bords opposés. Ainsi un texte autorisant une expérimentation d’épandage de pesticides par des drones sur les vignes situées en pente a été déposé… une vingtaine de fois. « Est-ce qu’il vient des marchands de drones, des fabricants de pesticides ou du lobby du vin ? J’ai posé la question en commission sans obtenir de réponse», relatait alors Loïc Prud’homme. « Il faut que les élus donnent aux citoyens et aux citoyennes l’assurance qu’ils sont transparents dans leur activité », estime Pierre Ouzoulias. Dans l’Hémicycle, plusieurs ont décidé d’annoncer la provenance de certains de ces amendements « par souci de transparence ».
« SOCIÉTÉ CIVILE »?
Autre pratique « classique », le chantage à l’emploi. L’argument massue des lobbyistes de l’industrie. Dernier exemple en date : en février, par le biais d’un amendement à la loi Pacte (plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises), les sénateurs ont repoussé de 2022 à 2025 l’interdiction de produire, en France, des pesticides prohibés dans l’Union européenne mais destinés à des pays tiers. Les députés, LR notamment, ont rappelé qu’un millier d’emplois liés à la production de ces substances seraient impactés. « Les élus qui ont de l’industrie sur leur territoire sont victimes de lobbying direct avec chantage à l’emploi, analyse Joël Labbé. Mais beaucoup d’élus sont aussi coincés par leur parti politique, influencé par les firmes. Certains m’ont déjà dit : “Je suis d’accord avec toi sur tel sujet, mais je ne pourrai pas voter dans ton sens.” C’est donc aux citoyens d’aller peser sur leurs parlementaires. »
Alors quelles solutions ? À la transparence s’ajoute la connaissance, estime le sénateur écologiste. «Pour contrer l’argumentaire des firmes, je travaille avec des scientifiques. Et même avec ça, c’est le parcours du combattant pour avancer.» Lui compte beaucoup sur l’influence des organisations citoyennes, qui luttent pour la défense du bien public, et non pas pour des intérêts privés. « Pour nous, élus minoritaires, c’est primordial. »
Si l’opinion publique, elle, est de plus en plus sensible au rôle des lobbys, la journaliste du « Monde » constate néanmoins une tendance à la légitimation de ces groupes de pression. « On assiste à un glissement sémantique, une normalisation poussée par les professionnels et reprise en choeur par les politiques. On entend parler de “société civile”. À l’ouverture d’un colloque sur les lobbys, organisé récemment, Richard Ferrand a dit être là “pour organiser leur présence”. Il va falloir s’entendre sur ce qu’est “l’intérêt général”. »
La saga politique autour des pesticides n’est pas la première ni la dernière. Mais elle illustre la politique d’un gouvernement qui subordonne la transition écologique aux intérêts économiques. Au détriment de la santé et de la planète.