Jeudi 13 octobre 2016, le Sénat a examiné en deuxième lecture la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, adoptée en deuxième lecture par l’Assemblée nationale le 23 mars 2016.
Cette proposition de loi vise à instaurer, pour les sociétés françaises employant plus de 5 000 salariés en France ou 10 000 salariés dans le monde, en incluant leurs filiales, l’obligation d’élaborer, de rendre public et de mettre en œuvre un plan de vigilance destiné à prévenir les risques d’atteinte aux droits de l’homme, de dommages corporels, environnementaux et sanitaires, ainsi que de corruption qui pourraient résulter des activités de la société mère, des sociétés qu’elle contrôle et de ses fournisseurs et sous-traitants, en France comme à l’étranger.
La commission des lois du Sénat a modifié le texte sur la base des éléments qui avaient conduit le Sénat à ne pas adopter cette proposition de loi en première lecture et dans l’objectif de le rapprocher du texte de la directive 2014/95/UE du 22 octobre 2014 relative à la publication d’informations non financières par les grandes entreprises :
- extension du périmètre des sociétés visées ;
- précision du contenu du rapport annuel du conseil d’administration aux actionnaires, qui devra en particulier rendre compte des mesures de vigilance raisonnable prises par la société, appréciées en fonction de la législation en vigueur localement ;
- suppression de l’amende civile de 10 millions d’euros prévue par le texte lorsque la société tenue d’établir un plan de vigilance n’a pas respecté cette obligation ou n’a pas rendu public le plan.
En séance publique, les sénateurs ont notamment complété le périmètre des « entités d’intérêt public » soumises à l’obligation de publier des informations sur les principaux risques sociaux et environnementaux et sur les mesures de vigilance prises afin de les prévenir (amt 13 de la commission – art 1er)
Le Sénat a adopté la proposition de loi.
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Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, certains ont souligné que les enjeux humanistes et économiques pourraient un jour converger : ils doivent converger ! Il est temps d’en finir avec la frilosité !
Philippe Bas, président de la commission des lois. Mettez un pull ! (Sourires.)
Joël Labbé. Ne cherchez pas à me déstabiliser, monsieur le président !
Je remercie le Gouvernement d’avoir repris le texte initial et de le soumettre de nouveau au débat. L’enjeu est fort, puisqu’il s’inscrit à l’échelle humaine et planétaire.
La commission des lois, qui avait rejeté ce texte en première lecture, a adopté cette fois une approche plus constructive, que je salue. Néanmoins, cela ne nous satisfait pas.
Comme l’ensemble des textes que nous étudions, il est nécessairement technique et juridiquement complexe. Aussi, en préalable, permettez-moi de sortir du contexte du texte lui-même et de rappeler quelle est sa raison d’être ainsi que son sens, deux points qui devraient éclairer nos réflexions et nos travaux.
On le sait maintenant, beaucoup de produits vendus sur nos étals et dans nos magasins, y compris dans nos magasins de luxe, sont fabriqués dans des pays où la main-d’œuvre, particulièrement mal rémunérée, est exploitée dans des conditions humainement inacceptables, au mépris de l’ensemble des règles internationales et des droits humains les plus fondamentaux.
Le drame du Rana Plaza a mis en lumière les trop nombreux exemples de violations des droits humains et de catastrophes environnementales liés aux activités d’entreprises multinationales. Il a posé la question de la responsabilité, cette responsabilité qui nous préoccupe aujourd’hui en séance.
Avant d’en venir au texte, j’évoquerai un exemple très parlant aux yeux du grand public, témoignant de cette logique infernale qui guide de puissants groupes affichant partout la splendeur de leurs marques.
Prenons le cas de Nike. Certes, il s’agit d’une entreprise américaine, mais elle détient également une filiale française : nous sommes donc concernés ! Nike : super sponsor de notre super équipe de France de football ! Les maillots de l’équipe de France se vendent bien en ce moment et sont portés dans la rue avec fierté, par des enfants, par des jeunes et même par des moins jeunes, supporters de nos couleurs. Les maillots de qualité sont vendus en moyenne 85 euros. L’achat à la production, qui se fait dans le sud-est asiatique, est de l’ordre de 6 euros l’unité. Quant à l’ouvrier, celui qui réalise le produit, il ne touche que 65 centimes d’euros par maillot !
Les grandes marques comme Nike, Adidas ou Puma, si elles ont édicté des codes de conduite, restent très loin de ce qu’elles pourraient et de ce qu’elles devraient faire. Elles respectent une logique de pur business : au-delà de leur discours affiché de marques responsables, elles s’inscrivent plus que jamais dans une dynamique financière et privilégient toujours plus les dépenses de marketing. De fait, elles maintiennent une pression toujours plus forte sur leurs prix d’achat et sur les délais de fabrication.
C’est pourquoi les marques quittent maintenant la Chine, où la rémunération des salariés s’est améliorée, pour s’installer dans des pays voisins. Le collectif Éthique sur l’étiquette a fait mener une étude comparative sur les pays concernés : au Vietnam, le salaire moyen ouvrier est de 33 % inférieur au salaire vital, au Cambodge de 45 %, en Inde et en Indonésie de 50 %. Le salaire vital pour une famille avec deux enfants permet, je le rappelle, de couvrir les frais de logement, d’alimentation, d’éducation et de santé. Si l’on ne fait rien, ces puissantes multinationales ont encore de beaux jours de business devant elles, au détriment des droits humains fondamentaux !
Le texte initial de l’Assemblée nationale, réintroduit en deuxième lecture, a cette fois été pris en considération par la commission des lois, mais celle-ci n’a pas manqué d’en amoindrir considérablement la portée.
Ce texte n’est pourtant pas si ambitieux, il vise simplement à imposer aux grandes entreprises multinationales l’élaboration d’un plan de vigilance valable pour l’ensemble de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs afin de prévenir les atteintes aux droits humains et à l’environnement.
Il s’agit donc d’une obligation de moyens et non de résultat. De plus, ce sont les entreprises elles-mêmes qui définiront leur plan de vigilance.
La responsabilisation des entreprises est une nécessité. D’ailleurs, la France n’est pas seule à évoluer sur le sujet ; les Suisses ont lancé une « initiative populaire » ; l’Allemagne et le Royaume-Uni expérimentent déjà des mécanismes de responsabilisation afin de prévenir les atteintes aux droits humains. Au niveau international, la réflexion continue également de progresser sur ce sujet.
Je souhaite illustrer ce que permettrait un plan de vigilance en faisant le lien avec les travaux récents du Sénat. Un tel plan obligerait, par exemple, les opérateurs de téléphonie mobile à s’assurer du bon devenir des téléphones usagés repris.
C’est une suggestion du récent rapport de la mission d’information du Sénat sur l’inventaire et le devenir des matériaux et composants des téléphones mobiles, présidée par Jean-François Longeot et dont le rapporteur était Marie-Christine Blandin. Au lieu de fermer les yeux sur des exportations de téléphones usagés mélangeant occasions et déchets, cela favoriserait l’emploi ainsi que des filières environnementalement et socialement correctes.
Nous vous proposerons deux amendements : le premier visant à rétablir les seuils, le deuxième tendant à rétablir le nécessaire mécanisme de responsabilité en cas de défaut de devoir de vigilance.
Si le texte devait demeurer dans sa rédaction actuelle, nous ne pourrions que nous abstenir. J’espère donc que les divers amendements de retour au texte initial seront adoptés. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste et du groupe socialiste et républicain.)
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