BASTAMAG – Par Nolwenn Weiler, Sophie Chapelle / 5-02-2016
L’enquête de Cash Investigation diffusée le 2 février rappelle un scandale sanitaire toujours à l’œuvre : les pesticides cancérigènes, mutagènes ou reprotoxiques qui sont déversés par milliers de tonnes chaque année, dans tous les départements. Qu’en est-il des alternatives à ces molécules chimiques de synthèse ? La loi d’avenir agricole de juillet 2014 devait favoriser la commercialisation des préparations naturelles comme le vinaigre blanc, le sucre ou l’argile. Or, le décret permettant leur mise sur le marché traîne au milieu des piles de dossiers du ministère… À ce jour, pulvériser sur ses cultures une tisane de plantes reste passible de poursuites. Quant à l’agriculture bio, sans pesticides, elle n’est pas suffisamment soutenue.
La France reste le premier consommateur de pesticides en Europe et le troisième au niveau mondial. Selon les informations recueillies par les équipes de Cash Investigation et de francetv info, près de 100 000 tonnes de pesticides très toxiques sont épandus en France dans les champs, les vignes ou les vergers. Sur la base de données confidentielles provenant du ministère de l’Écologie, Cash Investigation a identifié 71 substances jugées « dangereuses » ou « potentiellement dangereuses » par différents organismes [1]. C’est en Gironde, dans la Marne et en Loire-Atlantique qu’est épandue la plus grande quantité de pesticides (en noir sur la carte) [2] :
Qu’entend t-on exactement par « substances dangereuses » ? La carte recense les pesticides qualifiés de « CMR » (cancérogène, mutagène, reprotoxique) ou contenant des perturbateurs endocriniens (un poison qui attaque les hormones). Ces molécules peuvent entrainer un cancer, des mutations génétiques, des possibilités de stérilité, voire plusieurs de ces effets à la fois. Contrairement aux autres toxiques, ce n’est pas la dose qui fait le poison, mais plutôt le moment. Ainsi, l’exposition des fœtus aux perturbateurs endocriniens présente le plus grand risque, car l’organisme est en pleine formation. Les effets d’une exposition in utero peuvent se voir à la naissance, avec par exemple des malformations génitales, mais aussi des années plus tard avec l’apparition de cancers, de diabètes, de problèmes d’obésité ou d’infertilité.
Des pesticides dans les cours d’école
Ces effets néfastes sont désormais très documentés, mais la bataille pour établir le lien entre les pesticides et leurs conséquences sanitaires est loin d’être gagnée. Les agriculteurs malades qui osent désormais briser l’omerta, et tentent de faire reconnaître leurs cancers comme maladies professionnelles sont confrontés à de véritables parcours du combattant. Idem pour les ouvriers agricoles malades et leurs familles contaminées. Les professionnels de l’agriculture ne sont pas les seules victimes des pesticides qu’ils épandent. On estime que 40 à 60% des produits pulvérisés n’atteignent pas le sol, et restent en suspension dans l’air… Ainsi, dans les communes viticoles, particulièrement consommatrices de produits phytosanitaires, l’atmosphère est souvent chargée en chimie, et pas seulement dans les champs [3].
Il arrive ainsi que des vignes soient plantées au pied des écoles, ce qui inquiète certains parents d’élèves et élus. Dans la commune viticole de Preignac, en Gironde, quatre enfants ont été atteints d’un cancer entre 1990 et 2012, soit cinq fois plus que la moyenne nationale qui se devrait se situer – vu le nombre d’enfants sur la commune – à un seul cancer infantile. Le maire a tiré la sonnette d’alarme, et réclamé une enquête, en plus d’intervenir auprès des viticulteurs pour qu’ils cessent de traiter pendant les heures de récréation (!). Réponse de l’Institut national de veille sanitaire qui s’est penché sur ces cas : la contribution des pesticides « ne peut être exclue »… (lire notre article).
Comment évaluer des « substances dangereuses » ?
Derrière la prudence des institutions publiques, se cachent parfois des conflits d’intérêts, notamment au niveau européen, et plus particulièrement au sein de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa). Près de 60 % des experts de l’Efsa sont en situation de conflits d’intérêts selon l’ONG Corporate Europe Observatory et la journaliste Stéphane Horel (lire notre article). Or, les avis de l’Efsa sont censés éclairer la Commission européenne, qui décide, ou non, d’autoriser des substances. L’Efsa a fait beaucoup parler d’elle en novembre dernier, en émettant de sérieux doutes sur la toxicité cancérigène du glyphosate, ingrédient principal du désherbant roundup. Six mois plus tôt, le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) ajoutait pourtant le roundup dans sa liste des substances « cancérogènes probables ». Pourquoi une telle divergence ? L’agence européenne n’a tout simplement pas pris en compte les études concernant les effets cumulés du glyphosate avec d’autres substances, ce qui est le cas dans le Round Up et lui donne son caractère toxique.
En France, le ministère de l’Agriculture a décidé de confier en 2014 l’évaluation et l’autorisation des pesticides à un seul et même organisme, l’Agence nationale chargée de la sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). Avant, l’Anses se contentait d’évaluer des produits que le ministère de l’Agriculture décidait ou non d’autoriser. Cette responsabilité revient maintenant aux experts, pas toujours à l’abri des conflits d’intérêts.
L’agriculture bio insuffisamment soutenue
Pour fuir le tout chimique, de plus en plus de consommateurs se tournent vers les produits issus de l’agriculture biologique. Le marché augmente en France de 10% par an. De nombreux agriculteurs souhaitent se convertir à ces modes de production. Mais la surface agricole utile cultivée sans phytos reste très faible en France (moins de 5%). « Les aides aux changements de pratiques, et en particulier à la conversion à l’agriculture biologique, sont aujourd’hui insuffisantes pour accompagner tous ceux qui veulent franchir le pas », estiment la Fédération nationale de l’agriculture biologique (Fnab) et Greenpeace, dans un communiqué faisant suite au documentaire de Cash Investigation. « Les sommes allouées sur la période 2015-2020 pour la conversion par l’État et les régions seront dès cette année insuffisantes. Ainsi certaines enveloppes vont être consommées en deux ans alors qu’elles étaient prévues pour cinq ans. Par ailleurs, les aides dites de « maintien », qui rémunèrent le service environnemental rendu par les agriculteurs bio pour la dépollution des sols, de l’air et de l’eau, sont dans certains cas menacées de suppression ! »
Autre terrain de lutte : l’obtention du droit d’utiliser des préparations naturelles dites « peu préoccupantes », type purin d’ortie ou vinaigre blanc. « On peut boire une tisane de plantes, mais la pulvériser sur ses cultures est passible de poursuites », nous confiaient des militants lors d’un épandage d’une décoction de prêle sur des vergers (lire notre reportage). Impossible pour les professionnels d’utiliser officiellement le vinaigre blanc alors qu’il peut servir de répulsif contre les insectes, ou le sucre qui permettrait pourtant de réduire de moitié la dose de cuivre selon des arboriculteurs… « Les paysans n’ont pas le droit d’utiliser ce type de produits, même chez eux », expliquait Jean-François Lyphout qui préside une association défendant l’utilisation de ces préparations naturelles dites « peu préoccupantes » (Aspro-PNPP). « Selon la réglementation en vigueur, si l’agriculteur passe ces produits sur sa production, celle-ci peut être saisie et les produits peuvent être retirés de la vente » (Voir nos précédents articles).
Un décret sous pression des lobbies chimiques ?
Il a fallu une intense pression citoyenne pour obtenir des députés et sénateurs la possibilité de développer ces alternatives aux pesticides de synthèse. En juillet 2014, un pas législatif a été franchi avec l’adoption de la loi d’avenir agricole qui reconnaît un régime simplifié pour l’utilisation et la commercialisation des PNPP, comme le purin d’ortie, de prêle mais aussi l’argile ou le vinaigre blanc (lire notre article). Suite à cette loi, les préparations naturelles ne devaient plus être soumises aux mêmes règles que les substances chimiques de synthèse pour être mises sur le marché. L’homologation se révélait jusque-là non seulement coûteuse – 40 000 euros en moyenne pour le dépôt d’un dossier – mais aussi très chronophage – plusieurs années pour obtenir l’homologation. Cette simplification est demeurée virtuelle…
Car un an et demi plus tard, le ministère de l’Agriculture n’a toujours pas publié le décret qui doit dresser la liste des produits naturels entrant dans la catégorie « biostimulants ». La direction générale de l’alimentation en charge du dossier n’a, pour l’heure, pas donné suite aux sollicitations de Basta ! pour expliquer ce délai. Selon une source, ce projet serait actuellement expertisé par le service des affaires juridiques du ministère… « Ils ne cessent de repousser la publication du décret mais on ne va pas les lâcher », confie le sénateur écologiste Joël Labbé qui a obtenu l’interdiction de l’usage des pesticides par les collectivités locales. « On soupçonne le lobbying des firmes de vouloir éviter que ces produits naturels ne viennent concurrencer leurs produits chimiques sur le marché. » « Tant que le décret n’est pas publié, la pulvérisation sur les cultures d’une tisane de plantes reste passible de poursuites », complète Jean-François Lyphout de l’Aspro-Pnpp.
Continuer à se battre
Ce manque de volonté politique s’est récemment traduit par le refus des sénateurs d’interdire l’utilisation des néonicotinoïdes, famille d’insecticides agissant sur le système nerveux central des insectes, lors de l’examen de la loi sur la biodiversité le 22 janvier. Sur le terrain, la mobilisation ne faiblit pas, à l’image de ces riverains corréziens reconnus « victimes des pesticides » par le tribunal correctionnel de Brive après quatre ans de procédures (voir ici). Ou la détermination de Paul François, céréalier en Charente, contre le géant Monsanto (voir là). Les plaintes au pénal se multiplient : une salariée agricole du Limousin dénonce le non respect des règles de sécurité liées à l’usage des pesticides, et la famille d’un viticulteur porte plainte contre X pour « homicide involontaire, omission de porter secours, abstention délictueuse et délit de tromperie ».
Face aux blocages administratifs, des villes comme Paris prennent également les devants. Pour réduire l’exposition aux pesticides des jardiniers, deux adjoints d’Anne Hidalgo ont demandé à la Commission européenne d’autoriser l’usage du vinaigre blanc pour désinfecter les outils horticoles. Un règlement européen a fini par être publié, permettant l’usage du vinaigre blanc depuis juillet 2015 comme fongicide et bactéricide… Sans que la Ville de Paris ne précise combien la demande d’homologation avait coûté. Le recours pour les professionnels à des préparations naturelles dites peu préoccupantes continue donc de relever du parcours du combattant. Seule consolation en attendant la publication du décret : vous pouvez continuer à assaisonner en toute légalité votre salade avec de l’huile et du vinaigre…
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Pour aller plus loin :
– Pesticides : le changement, c’est pour quand ?
– Pourquoi tous les gouvernements échouent à réduire la présence des pesticides
– Face à l’industrie chimique, tout le monde est tétanisé » : notre entretien avec le journaliste Fabrice Nicolino sur son livre Un empoisonnement universel
– À Bruxelles, la vie des personnes est moins prioritaire que la bonne santé de l’industrie chimique » : notre entretien avec la journaliste Stéphane Horel sur son livre Intoxications
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Notes
[1] L’Environmental Protection Agency aux États-Unis notamment, la base de données gérée par la Commission européenne ou le Centre international de recherche sur le cancer dépendant de l’Organisation mondiale de la Santé.
[2] Entre 2008 et 2013. Si vous souhaitez connaître le détail des cinq pesticides dangereux les plus vendus près de chez vous, leur mode d’utilisation et les risques qu’ils comportent, cliquez sur la carte.
[3] La vigne ne représente que 3,7% de la surface agricole utile mais consomme près de 20% (en masse) des pesticides pulvérisés chaque année en France.